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L'enfant à la balustrade

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XV

—Moi, dit petite-maman, au milieu du dîner, si j'avais eu à me rendre à un bal costumé, je sais bien ce que j'aurais mis…

Mon père la regarda tristement.

—Qu'est-ce que tu aurais mis, voyons?…

—Ah! voilà!…

Le silence retomba. Mais elle poursuivait en elle-même son idée. Dix minutes s'écoulèrent; elle dit:

—Moi, j'aurais fait une Joséphine impératrice très passable…

—Parbleu! je te crois!

—Ce n'est pas une plaisanterie: je parie que tu ne connais seulement pas les deux robes Empire que j'ai là-haut… authentiques, s'il vous plaît: elles ont été portées par mon arrière-grand'mère, qui était de la Martinique et qui connaissait beaucoup les Tascher de La Pagerie. Elle avait joué avec Joséphine. Ah! j'ai assez entendu raconter ça quand j'étais petite!… Je te les montrerai, tu verras.

—Certainement! dit mon père.

Il n'ajouta rien; il espérait qu'elle oublierait cette fantaisie. Je sentais qu'il avait le cœur gros. Au dessert, elle se leva et quitta la salle à manger.

—Eh bien! où vas-tu?

—Chut!… fit-elle.

Mon père acheva de dîner. Puis il jeta sa serviette, fit virer sa chaise, croisa les jambes et se mit à remuer le pied nerveusement.

Je regardais ce pied agité, et j'étais assez grand pour comprendre tout ce qu'il y avait d'angoisse dans cette oscillation précipitée, et aussi tout ce qu'il y avait de tristesse dans cette semelle gondolée, dans ce talon usé en biseau, dans cette empeigne défraîchie. Autrefois si soigneux de sa personne, mon père se négligeait, par désespoir et aussi par économie… Cette chaussure ne brillait plus, car la mère Fouillette, qui comprenait la situation, faisait durer longtemps la boîte à cirage.

Nous entendîmes un coup de sonnette. Je dis:

—Ce n'est pas le coup du docteur Troufleau.

—Tu crois? fit mon père; qui veux-tu qui vienne?

La mère Fouillette traîna ses savates dans le corridor. Elle ouvrit la porte de la rue; un chuchotement venait jusqu'à nous. Mon père, le dos tendu sans cesse à l'annonce d'un nouveau désastre, entr'ouvrit la porte de la salle à manger et prêta l'oreille. Le dialogue se prolongeait à voix basse. Enfin la mère Fouillette parut:

—Monsieur, c'est de chez monsieur Clérambourg!

—De chez monsieur Clérambourg!… répéta mon père, qui pâlit.

—C'est monsieur Clérambourg qui fait demander à monsieur le sabre qui est là-haut, accroché dans la chambre de monsieur et madame… rapport à ce que c'est le sabre que monsieur Clérambourg avait prêté à monsieur pour la garde nationale, du temps des Prussiens. C'est la petite bonne qui est là; elle dit comme ça que ne faudrait pas que ça dérange monsieur, quelquefois que monsieur aurait besoin de son sabre; mais, autrement, monsieur Clérambourg le fait réclamer, rapport à la fête…

—A la fête?…

—C'est comme qui dirait pour le déguisement; à ce qu'elle prétend, la petite bonne, faudrait à son maître un grand couteau pour trancher des pâtés d'alouettes qui sont de la taille d'une meule de foin… Y a de quoi rire!

La mère Fouillette ne pouvait se tenir en se représentant au festin de Gargantua M. Clérambourg—si solennel et si lésineur—tranchant avec un sabre des pâtés d'alouettes de la taille d'une meule de foin.

Mon père était stupéfait. Cela ne le faisait pas rire. Il avait toujours conservé ce sabre depuis la guerre. Il ne se souvenait même plus qu'il appartenait à Clérambourg. Mais que Clérambourg, ayant rompu toute relation avec nous, envoyât réclamer son sabre à l'occasion de cette mascarade, cela dépassait son entendement. Cependant il cherchait à s'expliquer la chose, parce que, dans son cœur d'ami fidèle, il ne pouvait croire que Clérambourg n'eût pas quelque raison d'agir ainsi.

La mère Fouillette devinait la pensée de son maître, et, en son langage naïf, elle lui fournit une vérité profonde:

—Ce n'est peut-être pas à dire que monsieur Clérambourg soit «rapiat, rapiat» autant que le bruit en court; mais quand il s'agit d'acheter des inutilités, ça serait un homme à plutôt dépouiller les morts…

En effet, c'était ce que faisait Clérambourg. Mon père, pour se convaincre, alla dans le corridor, et il vit la petite bonne de Clérambourg qui lui fit un bonjour de la tête. Il revint et dit à la mère Fouillette:

—Mais allez donc chercher là-haut ce qu'on demande; vous savez bien où c'est!… Vas-y, toi, mon petit, ajouta-t-il; tu expliqueras à ta petite-maman, qui doit être dans la chambre.

Je grimpai l'escalier quatre à quatre. Mais la petite-maman était enfermée dans la chambre et ne voulait pas ouvrir.

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