L'enfant à la balustrade
X
Petite-maman passait les journées étendue près du feu. La lecture l'ennuyait; les ouvrages de main l'ennuyaient. Elle avait eu pour le piano un joli talent, non très cultivé, mais d'une aisance miraculeuse, qui lui valait, autrefois, d'être une des plus fermes ressources des Plancoulaine. Depuis l'isolement, elle se traînait encore parfois jusqu'au piano, quand son mari l'en suppliait ou quand le docteur Troufleau venait à parler des opéras qu'il avait entendus à Paris. Mais le sentier étroit qui menait au piano, parmi les meubles entassés, devenait tel, grâce au désordre croissant, que nul n'osait s'y aventurer, pas même la mère Fouillette pour l'époussetage.
Mon père ayant insisté un jour pour qu'elle jouât, elle haussait les épaules. Il persista. Alors, dans un mouvement de rage puérile, elle ouvrit la porte du salon. Il vit. Il leva les bras et s'enfonça les doigts dans les cheveux.
Et le désordre gagnait. Comment une femme qui ne faisait rien pouvait-elle répandre un tel chaos dans une maison?
Elle se levait tard, se laissait tomber sur une chaise longue, ne remuait pas le petit doigt, et tout était sens dessus dessous. Des livres qu'elle ne lisait pas gisaient, ouverts et déchirés; un métier dont elle n'usait pas avait le lamentable aspect d'une baraque en démolition; des ouvrages inachevés pendaient hors des tiroirs, et sans cesse des miettes ou des morceaux de pain entiers déshonoraient la table ou la cheminée, parce que cette femme inoccupée avait faim et mangeait à toute heure des tartines de confitures. Les taches? ah! si grand'mère les avait vues!
Dans cette indolence, elle était plus que jamais jolie. Ses magnifiques cheveux noirs, abondants et longs, noués en un tour de main, lui convenaient cent fois mieux qu'échafaudés en lourd chignon, à la mode de ce temps-là; ses yeux inertes, son regard ralenti, étaient cent fois plus beaux que dans les moments où elle s'animait, et mon père, qui s'en apercevait, l'aimait toujours malgré sa répugnance pour la veulerie.
Cette situation dura un mois, deux mois, davantage. Le docteur Troufleau ne semblait pas moins embarrassé. Des sentiments contradictoires se le disputaient, c'était visible, et il en était déchiré. Cependant, une hardiesse nouvelle et comme sournoise soulevait ses gestes et son regard; son teint pâle s'échauffait en dessous, d'un feu qui faisait sourdre une espèce de buée fine sur son front et sur ses joues mates.
Il y avait quelque chose d'infinitésimal entre le docteur Troufleau et petite-maman. C'était une chose sans nom pour moi, et que j'essaierai de figurer comme elle m'apparaissait alors.
Des personnes causent entre elles, et les mots prononcés, aussitôt dits, s'évaporent. Telle personne et telle autre causent, et il semble qu'entre leurs bouches les mots demeurent. Ils demeurent. La bouche qui les a émis ne les oublie pas; quelqu'un qui les a entendus en passant les retient. On connaît, sur les estampes japonaises, ces passerelles élégantes et légères, faites de mille brimborions de bambous, et qu'un pinceau hardi jette d'une rive à une rive: tout ce qui allait de petite-maman au docteur et du docteur à petite-maman se réalisait et se figeait en une passerelle d'estampe japonaise. Entre eux et les autres personnes, ce qui s'échangeait tombait à la rivière; entre eux deux, le plus petit mot s'accrochait, se fichait et restait sur la passerelle merveilleuse, s'y tournait en brindille, en poutre, en cheville, en planchette, en diable grimaçant ou en banderole éclatante signalant à tous: le pont! le pont! Le voyaient-ils, l'un et l'autre, comme mon imagination le voyait? C'était possible, car ils semblaient très incommodés de leurs moindres paroles, quoiqu'elles fussent ordinaires: c'est qu'elles faisaient, en vertu d'un sort impitoyable, à chaque fois plus lourd, le pont.
Mon père n'avait ni haine ni colère contre sa femme et contre le docteur Troufleau, contrairement à ce qui se fût passé s'il eût été heureux ou en état de prospérité par ailleurs, car alors il eût suivi les mouvements qui sont communs à tout le monde. Mais il était tellement malheureux que son jugement ne se formait plus au même plan que celui du commun des hommes.
Lui qui s'échauffait et s'affolait à chacune des tortures que lui infligeait son multiple martyre; lui qui gémissait, jurait, fulminait pour la perte nouvelle d'un client, pour une rouerie que lui jouait son confrère Courtois; lui qui avait fait une maladie pour la trahison de son ami Clérambourg; lui que l'inimitié des hommes stupéfiait et que toute méchanceté prenait au dépourvu, il considérait comme logique et naturel le drame secret qui brûlait son foyer. Il l'expliquait, il lui trouvait des causes fatales, il en plaignait les auteurs, il les sentait malheureux presque autant que lui, il n'éprouvait pour eux qu'une pitié débordante qui inondait la multitude de ses autres infortunes, mais, par exemple, lui, le noyait.
Il se laissait achever dans un calme apparent.
La nature a prévu une borne à nos douleurs: le moment de la mort, nous assure-t-on, est doux.
Un instinct me poussait à ne pas le quitter, et je l'accompagnais quand il s'imposait une longue marche, en tournant, dans la petite cour. Je montais aussi avec lui dans son cabinet. Là, il marchait encore, de long en large, parce qu'il était énervé, parce qu'il avait peu d'ouvrage, les affaires n'allant point, et parce qu'il faisait froid, la mère Fouillette épargnant le bois dans les cheminées, par économie. Puis il s'asseyait et me prenait sur un de ses genoux, qu'il agitait en imitant le trot du cheval, comme lorsque j'étais tout petit. Il souriait. Moi, je restais sérieux et je ne disais rien, parce que je sentais qu'il se forçait à sourire pour moi et qu'il n'en avait pas envie. Alors, tout d'un coup, il me lâchait; il me laissait quelquefois tomber à terre, tant le mouvement était prompt, et il se cachait la figure dans les mains, les deux coudes sur son bureau. Il pleurait.
Je m'en allais sans faire de bruit.