L'enfant à la balustrade
XXI
Nous achevions de déjeuner, quand quelqu'un sonna. C'était un gamin qui venait, tout essoufflé, nous apprendre que la grosse branche de l'orme avait porté de tout son poids sur le coin de la maison Auxenfants, dont la cheminée était démolie, le toit défoncé, les vitres dispersées en mille éclats; de plus, un nommé Courtaut, qui tenait le câble pour faire dévier la branche, avait l'épaule déboîtée, la tête en sang.
Ce gamin accourait nous annoncer cela, comme une victoire personnelle à nous. On ne l'avait pas envoyé; il était venu de lui-même; il ne songeait nullement à un salaire; la nouvelle le portait plutôt qu'il ne portait la nouvelle: c'était l'ambassadeur de l'opinion publique.
Par sa démarche, nous connûmes que l'opinion, tournée contre Fesquet par suite d'un accident dont il était la cause première, offrait l'hommage de ses faveurs capricieuses à ceux qui avaient été les victimes désignées de Fesquet. Nul n'ignorait que l'opération de l'élagage était pratiquée contre nous.
Personne, à la maison, n'épilogua sur le fait de cette démarche spontanée d'un gamin. Mais mon père, sa femme, la mère Fouillette, d'un élan commun, sans hésiter, l'interprétèrent dans le même sens. La vieille bonne avait répondu au gamin:
—C'est bon. Monsieur va y aller.
Dans son esprit, cela ne faisait pas de doute que monsieur, qui n'avait pas voulu sortir de la matinée, pouvait se montrer maintenant.
Il prit son chapeau, en effet, me donna la main, et nous allâmes sur le champ de bataille.
Nous arrivâmes pour voir passer le cortège qui portait Courtaut à la pharmacie. On avait étendu le blessé dans une voiture à bras, prêtée par Taillasson. Taillasson lui-même la poussait. Quant à lui, il ne se tenait pas de joie. Il poussait, il est vrai, un homme à demi mort; mais sa grange était sauve, et le toit de l'hôtesse de Fesquet en ruine. Cent personnes accompagnaient le convoi.
Autour de la branche tombée, un vide s'était fait; mais madame Auxenfants était là, la main en abat-jour sur le front, et se cassant la nuque à considérer d'en bas le dommage causé à sa maison. Elle vociférait, serrait le poing, se lamentait près des personnes attardées au lieu de l'accident; puis la colère l'étouffait; elle rentrait chez elle précipitamment, mais en ressortait bientôt, mue par le besoin irrésistible de voir, là-haut, au coin de sa maison, cet éventrement de sa toiture, ses croisées béantes, et par terre, pêle-mêle avec les branches, les débris de sa cheminée. Nous vîmes le pavé rougi du sang de Courtaut; on eût dit que l'on avait là égorgé un poulet. Point de Fesquet.
Mon père ne voulut jeter qu'un coup d'œil sur tout cela. Il fit une moue devant l'horrible mutilation des arbres. Puis nous redescendîmes, comme la foule, vers la pharmacie.
On abordait mon père pour lui dire:
—Croyez-vous, monsieur Nadaud? Et pourquoi faire tout cela? Si encore on n'abîmait que des arbres! Mais voilà un homme, un père de quatre enfants, le crâne fracassé!… Sans compter les accidents de ce matin… Le fils à m'ame Gagneux en a pour trois semaines sur son lit…
—Mais quelle est au juste la blessure de Courtaut? demandait mon père.
—Eh! pardi, monsieur Nadaud, on n'en sait rien: le médecin n'arrive pas.
—Comment! le médecin n'arrive pas! Sur deux médecins à Beaumont…
—Voilà! Faut vous dire, monsieur Nadaud, qu'on a été chercher le docteur Chevalière… Eh oui!… Pardi! on peut bien vous dire ça, à vous, monsieur Nadaud, puisque c'est point de vos amis… Paraît que le docteur est rentré tard du bal ce matin; il avait la barbe comme qui dirait tout en or; fallait voir ça! A présent, voilà que cet or ne veut point se décoller, à ce que dit la bonne; et frotte! que je te frotte! Elle en rigolait sur sa porte, la servante! Il n'ose point sortir…
—Ah! voilà Troufleau.
Le docteur Troufleau accourait, en redingote, en chapeau haut de forme. La foule s'écarta devant lui, et il pénétra dans la pharmacie.
Personne ne songeait à incriminer la maladresse ou la négligence des élagueurs; tout le monde s'en prenait à Fesquet. La vue du sang trouble les têtes. Mon père bénéficiait du besoin général de vengeance. Il fut même gêné des témoignages d'amitié qu'on lui prodigua. On l'en avait trop désaccoutumé.
La jovialité reprit partout quand on sut que Courtaut avait chance de vivre.
Néanmoins, le docteur Troufleau, lorsqu'il vint à la maison, le soir, nous dit que le pauvre Courtaut était mal en point. Il avait perdu une grande quantité de sang avant le pansement.
—Oui, je sais, dit mon père; il paraît que votre confrère…
—J'étais moi-même, interrompit-il, au chevet de madame Colivaut depuis dix heures du matin. J'ai cru que la vénérable dame tomberait avant son second arbre. La chute de la branche du marronnier au milieu de la foule, les querelles de la rue, les accidents dont elle a été témoin derrière sa persienne, je ne crains pas de l'affirmer, sont pour elle un coup mortel.
—Vraiment?
—Elle ne s'en relèvera pas.
—Tenait-elle donc tant à ses arbres? Elle ne parlait que de les jeter bas elle-même pour les remplacer par son pavillon.
—Elle ne mesurait peut-être pas toute l'étendue de son attachement à ces arbres sous lesquels elle est née. Quand elle a vu l'un d'eux fendu par moitié, elle a éprouvé un saisissement… Mais il n'y a pas que le chagrin qui tue…
On interrogea des yeux le docteur Troufleau.
—Je crois, poursuivit-il, que l'animosité de madame Colivaut pour monsieur Fesquet égalait l'attachement qu'elle pouvait porter à ses arbres!
—Eh bien? fit mon père.
—Eh bien! on la tient au lit, de peur qu'elle ne voie la maison qui abrite monsieur Fesquet endommagée comme elle est…
—Je ne saisis pas…
—Je redoute pour elle la moindre émotion… même joyeuse!
Le docteur rit; nous rîmes aussi. Le comique se mêlait à la tristesse des événements; je ne sais ce qu'il y avait dans l'air; les visages commençaient à se dérider chez nous. Depuis midi environ de ce jour, depuis l'entrée triomphale du gamin, sans que rien de précis eût été dit, nous sentions tous, intimement, que le vent de la destinée avait tourné.