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L'enfant à la balustrade

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La plupart de ces messieurs se préparaient à la chasse. Dans ses moments de loisir, mon père faisait ses cartouches. Il m'emmenait à Courance, et ensemble nous parcourions les vignes, les landes, les bois de sapins, pour nous rendre compte de l'état du gibier.

La chasse fut ouverte le premier dimanche de septembre. Mon père partit pour la campagne à quatre heures du matin, avec M. Clérambourg. Vers dix heures, il était de retour, pour recevoir les clients, nombreux le dimanche. Du coffre de la voiture, on tira trois lièvres, sept ou huit perdreaux, une demi-douzaine de cailles. Clérambourg avait prélevé sa part. Petite-maman dit:

—Qu'allons-nous faire de tout cela?

—Courance est favorisé cette année; il paraît qu'il n'y a pas de gibier dans le département.

Mon père n'avait pas chassé pendant son année malheureuse. Le gibier d'alentour avait afflué sur la propriété.

La chasse déridait un peu M. Clérambourg. Il dit un soir:

—Mon cher Nadaud, vous pouvez vous flatter d'être privilégié: il n'y a ni poil ni plume sur le marché à dix lieues à la ronde. Je vous citerai l'exemple d'une maison où l'on est quinze à table pour le moins, chaque jour,—quand ce n'est vingt,—et où l'on n'a pas vu, jusqu'ici, l'aile d'un perdreau.

—Ah! fit mon père.

Ce propos n'avait l'air de rien; mais mon père en fut agité. Il reprit plus que jamais son air «d'attendre un paquet de Paris». Il était soucieux, faisait claquer ses doigts, fronçait les sourcils, tirait sa barbe.

Un matin, il fit atteler inopinément et porta son fusil à la voiture.

—Où vas-tu? lui dit sa femme.

—A Courance.

—Tu n'as pas prévenu Clérambourg!…

—Je n'ai pas besoin de Clérambourg. Ne suis-je pas assez grand pour chasser seul?

—Qu'est-ce que cela signifie? Tu ne chasses jamais seul… Emmène-nous au moins!

—Venez donc! Nous demanderons à déjeuner aux grands-parents.

Arrivé à Courance, mon père commanda au garde de l'accompagner, et il lui confia un de ses fusils, fait extraordinaire. Le garde était bon tireur. On entendit une fusillade nourrie jusqu'à midi. Elle cessa. Nous nous mîmes à table. Mais point de chasseur. Grand'mère commençait à s'inquiéter:

—A quoi pense donc votre mari? A cette heure-ci, il doit avoir sa provision de gibier, et au delà.

—D'autant plus qu'il n'a pas à partager aujourd'hui avec le Clérambourg…

—… qui se laisse facilement attribuer la meilleure part.

—Ils auront mangé un morceau de pain dans une ferme.

En effet, la fusillade, éteinte une demi-heure à peine, reprit de plus belle.

—Allons! disait grand'mère à petite-maman, vous donnez un dîner, avouez-le!

—Je vous affirme que je n'en sais pas plus que vous.

Pendant la longue journée, grand'mère ne put se retenir de parler, au moins incidemment, des visites qu'elle avait faites chez les Plancoulaine.

—Ils ont de la jeunesse, cette année; c'est extrêmement gai… Ah! par exemple, vous n'y êtes pas remplacée comme musicienne.

—Oh!

—Il n'y a pas de «oh»! Ces jeunes femmes sont charmantes, mais elles jouent du piano comme des automates. Soyez assurée qu'ils savent bien qui leur manque!

—Vous voulez me flatter… Qui donc accompagne Rosine Cerbère?

—C'est monsieur Théodore lui-même.

—Lui! je ne l'ai jamais entendu! On dit qu'il joue!…

—Comme un ange!… On en pleure!

—Vraiment?

Il y avait un silence; une mouche bourdonnait dans la pénombre; on voyait le beau soleil de la chaude journée par l'entre-bâillement des persiennes. Grand'mère leva ses lunettes sur son front:

—C'est donc une brouille éternelle?

—Mon mari prend la moindre allusion à ce sujet pour une offense. Nous sommes là-dessus muets comme une paire de chenets.

Grand'mère confirma que là-bas on avait été mécontent de Courtois.

Le jour avançait. La fusillade allait toujours; on la suivait aisément à l'oreille. Les chasseurs avaient dû faire le tour de la propriété, avec une pointe probablement sur les terres du marquis de Liancourt. Enfin, ils arrivèrent, en nage, crottés jusqu'aux genoux, puant la poudre et le fauve, chargés comme des baudets: trente-deux pièces!

—Dans un état pareil! dit grand'mère, vous dînez avec nous?

—Non! non! En un tour de main je vais changer de linge, et nous partons.

—Il y a de quoi attraper la mort!

—Voulez-vous, je vous prie, commander qu'on attelle?… Ah! Riquet, mon petit, j'ai un service à te demander: tu as une plume, de l'encre, du papier?… Allons, cherche… apporte!… Tout beau! tout beau!…

Il souriait, il plaisantait; il me parlait comme à son chien. J'allai chercher ce qu'il désirait et le lui portai. Il me pria aussitôt d'écrire sur un morceau de papier:

Gibier de Courance.

Envoi de Riquet (Henri Nadaud).

—Ça suffit, dit-il.

Puis il posa un doigt sur ses lèvres et dit:

—Motus!

Au moment de monter en voiture, sa femme lui dit:

—Je suppose que tu as de quoi être généreux? Combien de pièces as-tu laissées à ta belle-mère?

—Combien de pièces?… Mais je ne sais pas; demande au garde.

Elle alla demander au garde. Il achevait de ficeler une bourriche énorme. Monsieur ne lui avait pas commandé de garder quoi que ce soit. Elle fut interdite devant ce panier soigneusement fait, comme pour un envoi, et bourré de trente-deux pièces de gibier. Nous montâmes en voiture.

Nous descendîmes au trot une grande allée d'ormes conduisant à la grille; après il y avait une côte. La jument allant au pas, petite-maman se tourna vers son mari:

—Ah çà! tu vas m'expliquer, j'espère?…

Il s'attendait à la question; cependant il pâlit. Il s'écoula un temps infinitésimal. Son cœur devait battre violemment. Il espérait pouvoir répondre d'un mot. Et, en effet, sa femme précisa son interrogation:

—Où envoies-tu cette bourriche?

Il dit:

Là-bas! parbleu!

Il ajouta aussitôt:

—On ne peut tout de même pas passer pour des goujats.

Il regarda sa femme brièvement, entre deux clins d'œil. Comme elle se taisait, il essaya d'atténuer encore et dit:

—C'est le petit qui fait l'envoi…

Elle était aussi pâle que lui. Elle ne le regarda pas. Son regard n'exprimait rien; il était fixé sur la tête du cheval. Ils ne dirent mot jusqu'à la maison.

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