L'enfant à la balustrade
IX
C'était le moment où les Parisiens arrivaient. Du jardin de M. le curé, je vis passer sur le pont M. Théodore, le musicien. Il avait fait représenter dans le courant de l'année un opéra qui avait eu un grand succès; au 14 Juillet, il avait été nommé officier de la Légion d'honneur. Tous ceux qui osaient l'aborder dans la ville le félicitaient de la fraîche rosette de sa boutonnière; il n'était pas fat; il disait: «Oh! la musique y est pour peu de chose: le député Charmaison pour beaucoup!» Troufleau nous redit le mot; le docteur avait plein la bouche du crédit de M. Charmaison.
M. Théodore avait amené avec lui, cette année, une cantatrice célèbre, nommée Rosine Cerbère, sa principale interprète. Elle logeait chez les Plancoulaine, malgré les murmures de quelques puritains. C'était une grande femme magnifique. Je la rencontrai un jour chez M. le curé, qu'elle était en train de charmer par le récit de son humble enfance et de sa première communion; elle lui mit dans la main pour ses pauvres plus que ne faisaient en une année ses plus généreuses paroissiennes. Elle chanta, un dimanche, à la grand'messe: nous faillîmes ne pas l'entendre. Ce fut encore une affaire!
Notre bonne amie madame Gantois avait émis l'opinion que cette grand'messe était organisée de toutes pièces par les Plancoulaine. C'étaient eux qui avaient décidé le curé à laisser chanter l'artiste dans son église; eux qui avaient fait imprimer le programme, etc. L'insinuation à notre adresse était perfide, car on savait notre désir d'aller entendre, au moins à l'église, Rosine Cerbère. Mon père la releva:
—Autant dire, fit-il, que se rendre à cette cérémonie, c'est aller chez les Plancoulaine!
—Ma foi! je ne m'en dédis point: c'est tout comme!
—Nous irons, dit mon père.
—Cela, c'est votre affaire, cher monsieur Nadaud… Aussi bien, j'ai toujours pensé qu'il faudrait un jour ou l'autre rentrer dans… la maison; mais, soit dit entre nous, et c'est un avis que vous pardonnerez à mes cheveux blancs, il serait peut-être plus… gentleman de rentrer par la grande porte plutôt que… comment dirai-je?… par l'annexe…
Petite-maman intervint à temps et empêcha mon père de dire à madame Gantois quelque chose d'irréparable. Mais il ne voulut plus la voir. Nos relations se refroidirent.
Nous assistâmes à la messe. Tout le monde fut enivré de la voix de la cantatrice. Au retour, mon père évoqua les voyages qu'il avait faits à Paris, les opéras qu'il avait entendus. Sa femme avait vécu à Paris. Ils se grisèrent et s'attendrirent.
Il n'y avait pas que M. Théodore et la cantatrice chez les Plancoulaine; on parlait beaucoup de trois jeunes femmes extrêmement élégantes, qui n'étaient jamais venues à Beaumont et qui embrassaient, disait-on, le docteur Chevalière. C'étaient ses sœurs. Deux d'entre elles couchaient chez les Plancoulaine, la troisième chez la vieille madame Charmaison. Elles se donnaient rendez-vous, le matin, à mi-chemin, et se rencontraient sur le pont, en toilettes claires, avec des éclats de rire charmants.
On annonçait l'arrivée de Marguerite.