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L'enfant à la balustrade

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III

Mon père nous arriva un jour à Courance avec l'air d'un homme qui apporte une bien bonne surprise. Il n'était pas assis qu'il nous dit:

—J'ai acheté la maison Colivaut.

—Vous avez fait une sottise!

Grand'mère lui lança cela d'un trait, avant de prendre le temps de déposer ses lunettes, ce à quoi elle ne manquait point d'ordinaire, lorsqu'il s'agissait de choses importantes. Mon père, qui était plein de son sujet et qui étouffait d'en parler, répliqua:

—Soit! n'en parlons plus.

Et il se leva comme pour aller faire un tour de jardin.

Cependant grand'mère enrageait d'avoir des détails. Elle alla jusqu'à la porte, dans le dessein de barrer le chemin à son gendre; mais lui-même, après avoir gagné la porte, en était revenu, car il espérait bien qu'on allait parler.

Tous les deux se promenaient de long en large. Mon grand-père était assis à une petite table de jeu et faisait des réussites. Lui, n'était pas nerveux et ne se mettait pas aisément martel en tête. Après deux minutes de silence qui parurent longues, grand'mère s'arrêta devant son placide mari:

—Eh bien! dit-elle, tu as entendu?

—Qu'est-ce que j'ai entendu, ma bonne amie?

—Tu ne pourrais pas nous accorder un peu d'attention? Ton gendre dit qu'il a acheté la maison Colivaut!

—Inutile! inutile! dit mon père. Ma chère belle-mère prétend que j'ai commis une sottise: enterrons cette affaire.

—Enterrons-la, dit grand-père.

Cela lui était bien égal; il se remit à ses cartes. Il disposait sur le tapis de drap vert ses petits paquets en piles; il flattait du bout des doigts ses narines velues et l'extrémité de son nez en cerise, puis retournait un des bristols flexibles avec l'intérêt d'un bébé qui ouvre une boîte de jouets. Grand'mère frappa la table en son milieu, du plat de la main, et les cartes sautèrent.

—Casimir! mais c'est insensé! veux-tu me faire l'honneur d'écouter, oui ou non?

—J'entends bien, ma bonne. Nadaud dit: «Enterrons cette affaire.» Mais quelqu'un qui n'est pas enterré, là dedans, c'est madame Colivaut. Elle vivante, vous n'habiterez pas sa maison, que diable!

—Il y a promesse de vente entre madame Colivaut et moi, dit mon père; l'engagement, synallagmatique, est conditionnel. «Au décès de madame Colivaut», porte l'acte.

—Mais, malheureux! dit grand'mère, vous ne voyez donc pas que vous allez vous mettre tout le pays à dos?

—Comment! parce que j'achète une maison, n'ayant pour m'abriter qu'une bicoque! parce que, n'ayant pas l'emplacement d'un cabinet de toilette pour ma femme, ni d'une chambre pour mon fils, je me rends acquéreur d'un immeuble!… Eh parbleu! que l'on dise ce que l'on voudra. J'use du droit qui appartient à tout citoyen d'acheter, quand il est en état de payer; et de plus j'accomplis un acte de salubrité pour mon ménage. Qui sait si l'obscurité, l'humidité de ma maison actuelle, n'ont pas été la première cause d'un malheur que nous déplorons les uns et les autres, n'est-ce pas? Rappelez-vous le médecin qui soignait votre fille: «Si elle avait pu être transportée à temps au grand air…» L'a-t-il dit? ne l'a-t-il pas dit, le jour même des obsèques? Fichtre! Je n'ai pas envie de recommencer. Quant à mon enfant…

—Oui, oui, tout cela est très bien, dit grand'mère; mais avez-vous songé aux Plancoulaine?

—Que le diable emporte les Plancoulaine!

—Non, mon ami, non, le diable n'emportera pas si aisément les Plancoulaine. Pour commencer, vous le premier, ne sauriez briser avec monsieur Plancoulaine, sans perdre du jour au lendemain les trois quarts de votre clientèle, composée de la bourgeoisie, qui se réunit chez lui tous les jours, et de la noblesse, qui, après l'avoir dédaigné quand il était maire, sous l'Empire, lui fait les doux yeux aujourd'hui que nous possédons un savetier à la tête du conseil municipal. En second lieu, votre femme ne se passera pas de la société qu'elle rencontre chez les Plancoulaine, qu'elle ne rencontrera pas ailleurs, retenez bien ce que je vous dis, parce que l'on ne se voit que chez eux, parce qu'ils ne permettront pas que vous voyiez qui que ce soit hors de chez eux, et parce qu'ils sont assez forts pour imposer leur volonté. Or, vous savez que M. Plancoulaine guigne cette maison pour son neveu Moche, depuis dix ans. Il me l'a dit cent fois: «Je n'ai pas d'enfants, madame Fantin; la consolation de mes vieux jours, ce sera d'avoir mon neveu Moche à trois enjambées de chez moi, au lieu de me donner la peine de faire atteler si je veux embrasser les fillettes.»

—Vous comprenez que si, pour éviter à Plancoulaine de faire atteler, je dois me condamner, moi et les miens, à vivre en un trou de taupe!…

Grand'mère lui dit d'un air narquois:

—Et c'est votre ami Clérambourg qui vous a conseillé cet achat?…

—Clérambourg est la prudence même: il ne m'a caché aucun des inconvénients de l'affaire.

—A la bonne heure!… Eh bien! mon cher, vous aurez Clérambourg lui-même contre vous!

—Clérambourg contre moi!…

—C'est moi qui vous le dis.

M. Clérambourg était le prédécesseur de mon père en son étude, et son plus cher ami. C'était un homme d'une vertu à toute épreuve et qu'on ne prenait point en défaut.

—Tout cela est bel et bien, dit mon père, mais n'empêche que je sois seul à juger comme il convient du prix de la santé de ma jeune femme et de l'opportunité de faire une place à mon enfant près de moi. Ce sont là de ces résolutions contre lesquelles tous les raisonnements échouent.

Du coup, grand'mère devint rubiconde. Par surcroît de malheur, le maudit achat de la maison Colivaut la priverait de son petit-fils. Elle l'avait prévu; mais c'est autre chose de se l'entendre dire.

J'étais accoutumé depuis mon plus bas âge à assister en témoin solitaire aux scènes de famille. Je savais en reconnaître de loin les signes avant-coureurs, comme un paysan annonce la pluie. Cependant je n'entendais pas les premiers bruits du désordre sans être secoué d'un tremblement. Alors j'invoquais le secours de je ne sais qui, en tout cas, d'une puissance favorable que je croyais volontiers près de moi; et il se produisait un phénomène imaginaire qui peut être figuré à peu près comme ceci: deux mains complaisantes se liaient derrière moi en formant un siège suspendu, suspendu à quoi? j'aurais été bien en peine de le dire, mais sur lequel je m'asseyais solidement. Aussitôt, le tabouret s'enlevait et allait se fixer, non pas à une hauteur extraordinaire, mais suffisamment hors de portée des gestes de ceux qui s'allaient chamailler, comme qui dirait sous la corniche, par exemple, de préférence dans une encoignure. En vérité, je restais bien au milieu de la bagarre; mais je voulais ne pas y être. C'est ainsi que parfois, dans les rêves, on parvient à dominer un cauchemar… Et, de là, je regardais, comme d'un balcon, une scène qui a lieu dans la rue.

Grand'mère blessa immédiatement son gendre dans la partie la plus sensible de l'amour-propre, en lui disant que sa femme n'était pas capable de prendre soin d'un garçon de mon âge.

Il n'y avait pas grand mal; le fait, assez vraisemblable, n'était guère méchant. Mais mon père n'entendait point sa belle-mère parler de sa femme sans qu'il flairât de machiavéliques embûches sous l'expression la plus anodine. Et dans ce que lui-même disait de sa femme, grand'mère soupçonnait des sarcasmes ou pour le moins des allusions défavorables à la mémoire de son premier mariage.

Toutefois, elle ne s'était jamais permis une appréciation aussi libre. Mon père bondit comme un chevreau. Il fit l'éloge de sa femme; il énuméra de nombreuses qualités que j'ai oubliées; à la fin, elle était un ange.

—Eh bien! dit grand'mère, est-ce que l'autre était moins parfaite?

Cependant elle avait naturellement de l'ordre dans l'esprit; elle revint au sujet, mais non pour le traiter posément, hélas!

—Voulez-vous savoir pourquoi elle n'est pas capable de prendre soin d'un enfant? le voulez-vous?

Il haussa les épaules.

—Je me suis rarement trompée, toutes les fois qu'il s'est agi de juger une femme, et j'ai pour cela un pronostic. Eh bien! votre femme a gardé pendant quinze jours, quinze grands jours, sur sa robe de tarlatane… là, là, en plein sur l'estomac… une tache! Ça crevait les yeux… Ça n'est rien, je le sais, ça n'est rien! Mais une femme qui a gardé pendant quinze jours une tache là n'ira jamais voir si votre enfant a changé de chemise ou pris son bain de pieds.

Mon père trépignait; il claquait des doigts; il voulait fuir, et il voulait rester aussi pour confondre l'audace de sa belle-mère.

Il saisit un argument qui était d'usage courant dans la famille:

—Parlons de savoir élever les enfants! quand votre grand dadais de fils, à quarante ans sonnés, végète encore à Paris et n'est pas fichu de gagner sa vie!

Le fils «qui ne gagnait pas sa vie» était la tache de ma grand'mère. Il n'était point en son pouvoir de la nettoyer. On la lui avait si souvent reprochée qu'elle la voyait en effet sur elle-même, et elle s'humiliait, à chaque fois, comme sous une peine originelle, inexplicable, mystérieuse et, à cause de cela, respectée.

Le grand-père s'était levé; il époussetait, à coups de chiquenaude, les revers de sa redingote, où tombait de ses cheveux blancs une neige légère, et il disait tantôt: «Nadaud!» et tantôt: «Célina!» en s'adressant à son gendre ou à sa femme, comme il l'eût fait à de petits chiens qui vont déchiqueter, en jouant avec trop d'entrain, le tapis de la table.

Mon père s'écria:

—Mais je ne sais pas ce que je fais là! Je me demande pourquoi je vous écoute!… Allons, mon petit, dit-il en se dirigeant vers moi, va faire ton paquet, je t'emmène…

—Où ça? cria grand'mère.

—Mais chez moi, parbleu! Après ce qui s'est dit ici!

—Vous ne ferez pas ça!

—C'est ce que nous allons bien voir!

Ma pauvre grand'mère avait à ce moment-là tout près de soixante-dix ans; la passion la soulevait, mais la fatiguait vite. La menace soudaine de son gendre acheva de l'ébranler. Elle voulut courir à la porte et dire sans doute: «Vous me passerez plutôt sur le corps!» mais son corps même lui manqua. Ses joues devinrent blêmes, ses yeux chavirèrent. Elle dit:

—Mais ce n'est pas possible! ce n'est pas possible!

D'autres paroles pressées lui emplissaient la bouche sans produire plus de bruit qu'une grappe de bulles de savon qui crève; mais de sa main maigre et tremblante, autrefois jolie, elle décrivait dans l'espace comme quoi c'était impossible que l'on m'emmenât. Mon père n'avait pas de place chez lui; il venait de dire qu'il n'avait pas de quoi installer un cabinet de toilette pour sa femme. Quand elle put parler, elle dit:

—Vous voulez donc la mort de cet enfant? Je la connais, votre maison, c'est un taudis, une cave: des pièces sans jour, une cour sans un rayon de soleil… J'y vois encore ma pauvre fille, dans son fauteuil, cherchant de l'œil un coin du ciel! Je l'entends: «Grand comme ça! si je voyais grand comme ça de bleu, il me semble que je pourrais guérir!»

Elle abondait, sans y prendre garde, dans le sens même des premières paroles de son gendre, et elle s'étonnait de le voir tout à coup souriant et arrondissant le bras et tendant la main pour recueillir comme la manne les choses sensées qu'elle disait enfin. Quand il jugea la provision suffisante, lui-même l'arrêta doucement:

—Là! là! dit-il, tout beau!… Nous sommes d'accord; c'est ce que je voulais vous faire constater dès en arrivant: ma maison est mortelle, et, n'ayant pas le choix, j'ai donc bien fait d'acheter la maison Colivaut… Vous l'avez dit, vous l'avez dit! Maintenant, je vous avouerai, entre nous, que je ne suis pas fâché de vous laisser Riquet encore, provisoirement, parce qu'il nous eût vraiment gênés dans notre boîte. Mais, Dieu merci, la question a été posée et même tranchée, et vous avez le temps de vous préparer à le voir habiter avec moi dès que j'entrerai en jouissance de la maison Colivaut.

Grand-père, qui sentait que c'était fini, dit plaisamment:

—Comment se porte madame Colivaut?

—Mais, dit mon père, couci-couça… On redoute pour elle les chaleurs.

—Tranquillisez-vous, le journal nous prédit un été torride.

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