L'enfant à la balustrade
VIII
Il nous dit, plus tard, qu'il avait remarqué au valet de chambre un air goguenard; était-ce bien exact? Toujours est-il qu'il n'y eut rien d'insolite dans la façon dont monsieur et madame Plancoulaine nous accueillirent. Madame Plancoulaine m'embrassa avec plus de chaleur que je n'en eusse demandé. M. Plancoulaine avait le visage cramoisi, ce qui lui était assez ordinaire, surtout après les repas, et il venait de déjeuner avec le curé de la Ville-aux-Dames, fort buveur et mangeur, qui avait plus de couleur encore que son hôte. Nous trouvâmes aussi un musicien de Paris que l'on disait célèbre, qui venait passer six semaines chaque été, et que l'on appelait M. Théodore.
Le neveu Moche, celui pour qui M. Plancoulaine convoitait la maison Colivaut, avait aussi déjeuné là. C'était un homme veuf, grisonnant, quelconque, vivant à l'ombre de son puissant oncle, comme un jeune homme en tutelle; il était flanqué de deux filles sans agrément, que l'on continuait d'appeler «les fillettes» depuis plus de vingt ans.
Presque en même temps que nous, arrivèrent, par le jardin, les Capdevielle, le directeur de la fabrique, sa femme, leurs cinq filles, l'institutrice et l'Anglaise. Comme nous étions encore debout, dans le petit salon, nous nous portâmes jusqu'au perron pour le plaisir de les voir descendre d'un break à deux chevaux où des bras émergeaient par-dessus les têtes, immobiles comme des échalas, parce qu'ayant de loin fait des signaux ils ne trouvaient plus place dans cet amas de corps, tant on était tassé. C'était le bonheur de M. Plancoulaine, qui n'avait pas d'enfants, de voir des familles nombreuses, et il estimait la santé, la gaieté, l'exubérance. Les cinq petites Capdevielle, habillées toutes de même, en percale blanche, coiffées de capotes de toile d'où leurs cheveux débordaient en boucles, rappelaient les brochettes d'enfants de Kate Greenaway. Leur mine était éblouissante. On leur avait déniché une institutrice bien incapable d'enseigner quoi que ce fût qu'elle n'eût elle-même appris mot à mot et par cœur, car on la déroutait en lui citant les sous-préfectures par ordre d'importance au lieu de l'ordre alphabétique, mais qui aimait les petites follement; un geste, un mot des babies lui arrachaient des éclats de rire à couvrir le tapage des cinq sœurs. L'Anglaise, plus réservée, écoutait attentivement tout ce qui se disait, afin d'apprendre la langue.
Ce furent des embrassements, des cris. M. Plancoulaine, colosse attaqué seulement aux jambes par la goutte, saisissait chaque petite Capdevielle à la taille et l'élevait au niveau de sa moustache, qui piquait la chair fraîche des joues et faisait pousser aux Kates Greenaways des glapissements de renard pris par la queue, sans les fâcher, du reste, car elles demandaient parfois à recommencer, pour crier plus fort. Alors, le musicien, M. Théodore, sortait.
Mon père fut heureux de voir arriver M. Clérambourg, son grand ami. M. Clérambourg était, de l'avis commun, aussi sage que M. Plancoulaine était irritable et violent. Tous les deux, hommes d'âge, étaient, dans la ville, des autorités; mais l'un dominait, grâce à son salon et à sa colère.
Le juge de paix, M. Gantois, et sa femme entrèrent peu après, tandis que le curé de la Ville-aux-Dames s'en allait chanter les vêpres. Puis vint le colonel Flamel, bel homme, fine tournure, ancien officier aux guides: Solferino, Mexique, pieds gelés à Sébastopol, poitrine trouée à Gravelotte, démissionnaire lors de la mort du prince impérial; âme loyale et fidèle. Il dépassait d'une bonne tête le jeune docteur Troufleau toujours en longue redingote noire et en chapeau haut de forme, une tenue bien incommode pour la saison, et qui le distinguait de tous ces messieurs; mais il tentait par là, disait-on, de balancer l'effet de sa jeunesse, difficilement conciliable avec l'autorité scientifique.
Ce jeune Troufleau avait la chance de se trouver par hasard seul médecin à Beaumont, qui fournit un contingent de malades à nourrir deux docteurs, et il eût été le plus heureux des hommes s'il avait réussi à s'y marier convenablement. En six mois il s'était vu refuser trois jeunes filles du pays, ce qui lui créait vis-à-vis des familles, quand elles étaient obligées de recourir à ses soins, une situation délicate. Par contre, des familles lui faisaient la tête s'il ne songeait pas à les honorer d'une demande qu'elles eussent d'ailleurs écartée, à cause de son âge et de son manque de fortune. Les Plancoulaine, entre autres, s'indignaient qu'il ne courtisât pas l'une des demoiselles Moche. On lui conseillait d'épouser hors du pays. Mais cela n'eût-il pas passé pour bravade? Et le pauvre garçon était trop occupé pour battre le département en quête d'une femme. A ses jolis yeux doux, on devinait en lui un cœur tendre à qui la solitude pesait; il semblait toujours malheureux, avec sa redingote longue et son tuyau de poêle, comme un monsieur susceptible du cerveau et qui est sorti sans mouchoir.
On entendait le sable grésiller dans les allées du parc, un ordre donné au cocher, le cliquetis des gourmettes, des pas sur le perron, et l'on voyait des gilets blancs apparaître contre les sombres tapisseries du petit salon; des femmes, des jeunes gens, des enfants suivaient: c'étaient les châtelains des environs. On causait tout de suite chevaux, vignobles, constructions, impôts, chasse ou politique. Nous vîmes s'avancer lentement la vieille madame Charmaison, que soutenait son fils le député. Je fus horriblement intimidé quand Marguerite s'approcha.
Il vint encore bien d'autres personnes, mais je n'en finirais pas si je nommais tout le monde.
Quand on était réuni dans le grand salon, madame Plancoulaine considérait cette affluence avec un ravissement dans toute sa physionomie, et l'on savait qu'elle pensait au goûter.
Offrir à goûter était le but de la vie de cette femme excellente. Elle eût offert à déjeuner et à dîner, si sa fortune le lui eût permis. A défaut, elle distribuait du raisiné à quatre heures.
Ce n'était pas une gourmandise de manger ce raisiné, mais il faut avouer que le nombre et l'entrain des convives sont d'un attrait plus grand que les plus fins repas. Que l'on se figure une salle entièrement garnie, telle une bibliothèque, de rayons qui supportaient, côte à côte, des récipients de formes variées,—car tout bocal, tout bol, toute terrine, toute soupière, tout saladier, toute urne, entrés dans la maison, finissaient en pot de raisiné,—coiffés d'un turban de papier lié d'une ficelle et remplis jusqu'aux bords de cette matière très propre à étendre sur le pain, composée essentiellement de jus de fruits, de poires, de coques et de pépins de raisin: c'était l'office, ouvert à deux battants sur la salle à manger.
Quand l'heure était venue, on passait là, en foule; on contemplait ces réserves de nature à soutenir un siège, et quelque galant de ces messieurs en complimentait la maîtresse de maison. Rosalie, la bonne, montait sur une courte échelle, atteignait le pot que son rang destinait à être entamé, s'en écrasait la poitrine, enfin, redescendant avec quelque majesté et non sans accrocher le bord de sa jupe à quelque tête de clou, déposait le raisiné sur la table, au milieu d'un peuple attentif. Madame Plancoulaine elle-même, ayant décoiffé le pot, y enfonçait une cuiller de bois de la largeur d'une de nos mains. On trépignait, on criait, on riait; quarante bras tendaient des tartines. Alors madame Plancoulaine, se rengorgeant, remerciait Dieu d'avoir fait le monde.