L'enfant à la balustrade
IV
M. Gantois, le juge de paix, avait une maison de campagne à trois kilomètres de Beaumont; il s'y rendait en voiture, avec sa femme, environ deux fois la semaine, dès que la saison le permettait. Pour gagner leur propriété, M. et madame Gantois devaient passer sous nos yeux. Toutes relations étaient brisées d'eux à nous depuis l'impertinente visite de madame Gantois.
Nous vîmes plusieurs fois le juge de paix et sa femme sans que l'un d'eux levât seulement la paupière. Un jour, il échappa à madame Gantois un coup d'œil; nous la regardions tranquillement; elle détourna aussitôt la tête. Une autre fois, ce fut M. Gantois qui ne sut pas contenir sa curiosité; son regard et celui de petite-maman se croisèrent. Il crut devoir saluer. De ce jour, le couple salua quand nous étions sur la terrasse. Mon père s'y trouva par hasard: ces messieurs échangèrent un coup de chapeau, mais ces dames un premier sourire. M. Gantois fouettait volontiers son cheval; en passant rapidement, il adressait un bonjour de la main, qu'il n'eût osé à une plus lente allure. Par un après-midi orageux, nous étions tous les trois sur la terrasse, guettant un souffle d'air. Le ciel se chargeait. Le soleil s'obscurcit. Mon père dit:
—Tiens! les Gantois se risquent; ils vont être pris par le grain.
Les Gantois montaient la rue; le cheval, agacé par les mouches, tantôt piquait de l'avant, tantôt se rebiffait et stoppait. Au pied de la terrasse, où la voie tournait, l'animal secoua la crinière et s'arrêta. Spontanément? C'est très possible. Quatre pas à peine nous séparaient des voyageurs. M. Gantois salua et dit:
—Mauvais temps!…
Et comme nous ne refusions pas d'entendre sa parole, il nous salua de nouveau.
C'était trop poli. Mon père crut devoir dire un mot:
—Voilà l'orage!
M. et madame Gantois sourirent. Alors mon père, je ne sais pourquoi, salua, lui aussi, une deuxième fois! Au même moment, un éclair, une rafale, la pluie à grosses gouttes, un coup de tonnerre formidable. Mon père cria:
—Mettez-vous donc à l'abri!
Et il faisait signe qu'il y avait un auvent au-dessus de l'entrée de ses communs, à cinquante mètres sur la gauche.
—Merci! répondit le juge.
Nous courûmes à l'entrée des communs; mon père lui-même ouvrit la porte de la remise donnant directement sur la route, et nous trouvâmes la voiture sous l'auvent.
—Descendez donc, madame, je vous en prie. Vous allez être trempée, tout bonnement!
Madame Gantois ne fit pas de façons. Mon père garait sa voiture; on fit entrer celle du juge de paix, tout attelée. Nous restâmes dans la remise. La pluie tombait à torrents.
—Quel secours providentiel! disait madame Gantois. Vous êtes vraiment mille fois gentils.
Aussitôt elle fit des compliments de tout ce qu'elle voyait: de la remise, de notre vieille voiture, de l'écoulement des eaux, de l'aspect du parterre, tout inondé qu'il fût; des charmilles secouées par la bourrasque, du clocheton de la tourelle, des pelouses, du potager que l'on voyait au loin.
—Eh! mais, dit-elle, aussitôt l'averse tombée, nous voulions aller à la campagne, nous y voici!
Pouvions-nous faire autrement que de l'inviter à s'asseoir?
Elle accepta avec empressement. Mais c'était les jardins qu'elle voulait voir. On l'y mena ainsi que son mari; le cheval, paisible, attendit sous la remise. Au bout de quatre pas sur le sable humide, entre des escargots et des limaces brunes, madame Gantois, s'extasiant sur tout, posait deux doigts sur la manche de petite-maman et disait:
—Que je vous approuve d'avoir tenu tête à ce vieux tyranneau de Plancoulaine!… Ah! vous ne saurez jamais quelle patience il faut pour demeurer en bons termes avec ces gens-là!…
Petite-maman ne répondit rien. Madame Gantois dit, en remontant en voiture:
—Je viendrai vous remercier de votre bonne hospitalité.
Ils revinrent. Ils venaient volontiers, le soir, se joindre à nous sur la terrasse, qui était, certes, le plus agréable lieu de la ville. L'après-midi, comme tout le monde, ils le passaient chez les Plancoulaine.
Madame Gantois en avait tant à dire sur les Plancoulaine, que de pouvoir enfin s'épancher dans le sein de quelqu'un peu enclin à les ménager, était pour elle une véritable cure.
Un soir, les Gantois arrivèrent, flanqués des Hurtu, le jeune greffier de la justice de paix et sa femme. Hurtu était un homme modeste comme sa charge; ancien sous-officier, ancien clerc de notaire. Madame Hurtu avait deux enfants et faisait elle-même son ménage. Ces gens-là n'étaient guère reçus chez les Plancoulaine et, de ce fait, nourrissaient contre eux une jalousie sourde.
On pensa que madame Gantois avait amené en madame Hurtu une auxiliaire, parce qu'elle trouvait petite-maman trop peu ardente à charger ses ennemis. Madame Hurtu dit, en effet, en une seule soirée, tout ce qu'elle pouvait savoir contre les Plancoulaine; mais elle était dans un cas, en un point analogue au nôtre: elle ne fréquentait pas les Plancoulaine; en un point inférieur au nôtre: elle ne les avait jamais fréquentés; et sa verve de pamphlétaire manquait de base et d'aliment.
D'ailleurs madame Hurtu était une âme sentimentale et romanesque, qui fut saisie immédiatement et portée à l'extase par le clair de lune sur les grands arbres et sur le clocheton de la tourelle. Plutôt que de parler, elle préférait se promener silencieusement dans les allées et monter les marches branlantes qui conduisaient au jardin du haut. Depuis son mariage, la pauvre femme était privée de jardin.
Elle demanda la permission d'envoyer jouer chez nous ses deux «garnements».
—Oh! seulement les jours où ils ne vont pas à l'école!
On n'osa pas refuser, mais le procédé fut jugé familier; en outre, mon père n'aimait pas que je fréquentasse les gamins de l'école primaire.
Ces jeunes gens nous furent amenés, un jeudi, non par leur mère, mais par une dame Bodichon, femme d'un marchand de drap retiré des affaires, et qui tentait par tous les moyens de se faufiler dans la «société». Elle tint à voir madame Nadaud pour lui présenter les excuses de sa «chère amie» madame Hurtu, qui avait trop à faire pour accompagner ses «chers enfants». Puis ce fut une avalanche de flatteries grossières sur notre «distinction», sur la «richesse» du mobilier.
—Oh! chère madame Nadaud, serait-ce une indiscrétion de vous demander de visiter vos jardins?
On visita les jardins, cependant que les jeunes Hurtu se poursuivaient en piétinant les massifs. Je n'avais pas voulu jouer avec eux, et j'avais entendu qu'ils m'appelaient «l'empoté».
Madame Bodichon crut bienséant de glisser dans la conversation quelques insinuations perfides à l'adresse de l'ennemi: les Plancoulaine. Petite-maman n'eut pas l'air d'entendre. Mais madame Bodichon ne concevait pas que madame Nadaud ne la suivît point sur ce terrain. Elle l'y attira par des faits précis.
—Le plus joli, dit-elle, c'est qu'ils n'ont point eu à se louer du notaire Courtois…
—C'est donc vrai?
—Ah! vous voyez bien que ce n'est pas moi qui vous l'apprends, chère madame! Mais ils sont furieux, tout simplement, contre le confrère de votre mari! C'est maître Courtois qui s'était chargé de tout dans la construction du petit château au bord de l'eau, pour monsieur Moche, le neveu, sous prétexte que monsieur Plancoulaine avait la goutte et ne pouvait pas s'occuper des travaux…
—Mais le neveu Moche lui-même ne pouvait donc pas surveiller?
—Oh! madame, vous savez ce que c'est, quand il s'agit de sa poche! C'est monsieur Plancoulaine qui faisait construire à ses frais; il a voulu que tout soit exécuté par lui ou par son homme. Il paraît, madame, que c'est revenu trois fois plus cher que Courtois ne l'avait prévu!
—Cela arrive toutes les fois que l'on fait construire!
—Ça n'y fait rien, madame. Quand le moment est venu de payer, voyez-vous, ça sent toujours le voleur peu ou prou, comme on dit, et gare à celui qui vous tombe sous la main!… Comment donc! madame, mais il y en a qui ont dit dans la ville que si ça n'était pas le respect humain, monsieur Plancoulaine aurait rappelé maître Nadaud, oui, madame, quand ça ne serait que pour se venger de Courtois!
—Oui; mais on ne se demande pas si maître Nadaud se fût prêté à ce jeu!
—Voilà qui est parler!… Dans tous les cas, ce qu'on peut dire de ces gens-là, c'est que ce n'est pas eux qui recevraient chez eux aussi poliment que vous le faites, madame Nadaud, une personne de mon monde; car enfin j'ai vendu du drap, de mes propres mains…
—Quelle plaisanterie, madame Bodichon! Mais je n'ai aucun mérite, je vous prie de le croire!
—Comme vous dites ça gentiment!… Eh bien! madame Nadaud, je vous remercie du fond du cœur, et je viendrai vous voir de temps en temps, pour vous prouver que je ne dis pas des paroles en l'air. Quand une fois j'ai pris quelqu'un en amitié, moi, madame Nadaud, c'est comme de l'elbeuf: on peut tirer dessus, on peut frotter, s'y mettre à trois, s'y mettre à quatre; il n'y a pas d'usure!
Petite-maman ne fut pas flattée à l'excès de posséder l'amitié de madame Bodichon. Mon père fut très mécontent des gambades des petits Hurtu. Le pire fut que cette société, chez nous, se grossissait de semaine en semaine. On n'imagine pas combien de personnes aimaient le clair de lune, la rêverie du soir à la fraîcheur, sur la terrasse, ni combien il y avait de «garnements» avides de gambader dans un beau jardin. Nombre de familles aussi,—amies, celles-là, des Plancoulaine—éprouvaient à déblatérer contre eux une satisfaction égale à celle de madame Gantois. Ces dernières vinrent timidement, et une à une, après avoir constaté que les Plancoulaine, avisés que les Gantois nous voyaient, ne leur en tenaient pas rigueur. Ce n'était pas ceux que nous avions eu jadis le plus de plaisir à voir, qui venaient ainsi, et mon père les méprisait, parce qu'il n'aimait pas médire des Plancoulaine, ni même de son confrère Courtois. Il n'osait défendre sa porte, parce que, malgré tout, il avait été flatté qu'on vînt le voir après un si long jeûne; ensuite parce qu'il avait connu combien la solitude était pernicieuse à sa femme: et il fallait bien qu'il préférât cette racaille à la compagnie d'un jeune homme, même honnête.
On venait donc. Nous avions du monde. On caquetait beaucoup. Et les affaires aussi reprenaient. C'était l'été; la maison était délicieuse. Chez nous, plus d'apparence de tristesse. Il y avait même espoir que, dans l'affluence qui peuplait la terrasse, un tri pourrait être fait et qu'un noyau s'y pourrait former qui, avec le temps, se mesurerait au noyau Plancoulaine.
Mais mon père disait:
—Suppose une alerte: que l'un de ceux qui viennent ici et qui vont aussi chez Plancoulaine soit mis à la porte de chez lui, et tu verras la débandade!
—Oh! toi, disait sa femme, tu as toujours été, au fond, de ceux qui croient qu'on ne peut se passer des Plancoulaine!
—Moi?… La preuve du contraire, c'est que…
—Oh! oh! faisait la petite-maman d'un air entendu, je te connais!
Elle réfléchissait, puis elle disait:
—Le fait est qu'ils n'ont tous que les Plancoulaine à la bouche.
—Il faudrait être sourd pour ne pas s'en apercevoir!
—Mais, d'ailleurs, de qui parler?
Il faisait pourtant bien des efforts pour qu'on ne parlât point d'eux. Sa femme laissait parler d'eux, mais fournissait peu de matière à la conversation. Leur réserve était signalée; néanmoins, il fallut longtemps pour que l'on remarquât que l'on avait créé là une réunion presque exclusivement en haine des Plancoulaine, chez des gens qui ne manifestaient point, en somme, qu'ils les haïssaient.
Madame Gantois dit un jour:
—Oh! monsieur Nadaud est d'une discrétion!…
—… Professionnelle, dit mon père.
Sa femme dit naïvement:
—Mon mari? il n'en a jamais voulu à personne! Il n'en veut pas à Clérambourg!
On dauba sur Clérambourg. Mon père s'en alla.
Sur Clérambourg, petite-maman se rattrapait. Celui-là, elle le détestait sans retenue. Grâce à cela, elle était moins suspecte. Mais mon père commençait à l'être.
Quelqu'un risqua:
—Je vous le dis, en vérité: monsieur Nadaud nous trahira.