← Retour

L'enfant à la balustrade

16px
100%

IX

Mon père fut successivement interrogé par plusieurs de ces messieurs qui se postaient devant lui ventre à ventre, avec un air de confidence, et à qui il semblait répondre évasivement, en levant les sourcils très haut, dirigeant loin son regard et écartant les deux bras. Et la double ride profonde qu'il portait à la racine du nez se creusait. On lui parlait de la maison Colivaut.

J'aperçus M. Clérambourg, toujours informé de tout, qui opposait à une question sans doute indiscrète une main rigide, tendue en écran, tandis qu'il fermait les yeux dans l'attitude du Génie gardant le secret de la tombe. M. Plancoulaine et le neveu Moche s'imposaient une réserve dont ma famille s'effraya.

Pourtant, un signe de bon augure était que le Courtois n'avait pas paru. Qu'il eût mis ses gants dans sa cour, c'était possible; mais qu'il se dirigeât vers ici, en somme, cela demeurait incertain.

Ce qu'il y avait d'incontestable, c'est que d'autres personnes que nous sentaient une atmosphère orageuse et, en le faisant remarquer, propageaient le trouble autour d'elles. Petite-maman nous dit plus tard qu'usant de la grande liberté que sa beauté et son talent de musicienne lui avaient acquise près du maître, elle s'était levée pour aller lui demander tout net si l'on allait ou non voir Courtois. Mais mon père l'avait retenue:

—Non! non! j'aurais l'air de fuir devant mon confrère. Je veux tenir jusqu'au bout: attendons.

En attendant, je m'étais créé, moi aussi, mon angoisse. Voilà: je n'avais pas dit bonjour à Marguerite Charmaison. Je voulais aller lui dire bonjour; je ne le faisais pas. Et à mesure que je tardais, ma démarche devenait plus difficile, parce que je devais me faire pardonner, outre ma gaucherie, mon impolitesse. Marguerite était passée près de moi sans me voir; mais peut-être m'avait-elle vu depuis. Peut-être aussi me méprisait-elle comme trop petit. Elle était si jolie et si grande!

Mon désarroi s'embrouillait davantage. Je me disais: «Il est trop tard maintenant; je n'ai plus qu'un parti à prendre: c'est de me dissimuler, de m'anéantir. Il faut qu'elle ne me sache pas ici. La prochaine fois que je la rencontrerai, je marcherai vers elle tout droit, comme si je ne l'avais pas vue depuis quatre ans.»

J'étais caché derrière madame Capdevielle, de qui le dos formait un large abri. Une idée me vint: elle n'était pas belle. Je désirai que ce que redoutait mon père se produisît, qu'il y eût un esclandre à propos de la maison Colivaut, que l'on se fâchât et que nous disparussions d'ici à jamais. Cela, oui, certes, plutôt que d'être un niais aux yeux de Marguerite Charmaison!

Sans bouger, j'apercevais les genoux de Marguerite Charmaison et, plus haut, un bout de nœud bleu, partie de son corsage. J'observai qu'elle ne parlait pas. Elle, si bavarde autrefois! Pour qu'elle fût si différente, que lui était-il arrivé?

Puis je pensai que si rien de grave n'éclatait avant quatre heures, j'étais perdu, car à l'heure du raisiné il me faudrait, coûte que coûte, me faire reconnaître de Marguerite. Alors je fus envahi par une de ces grandes tristesses qu'on ne ressent plus, après ces enfantillages, qu'à l'âge d'homme, lorsque la seconde timidité, celle de l'amour, vous stupéfie. Et, dans ma détresse, mes yeux étaient attirés par le mesquin spectacle de l'aisselle de madame Capdevielle, qui petit à petit se mouillait! De telles misères se mêlent souvent aux préoccupations les plus dignes. Madame Capdevielle avait un corsage blanc à vignettes. Ces vignettes étaient, si je me souviens bien, de minuscules gerbes de blé jaune entremêlées à des faucilles violacées. Au travers du tissu, se discernaient le bord brodé de la chemise et la peau nue formant vallée au milieu. Une petite odeur de caoutchouc avait appelé mon attention stupide vers le dessous du gros bras matelassé insuffisamment. Au-dessous du matelas, une source s'épandait parmi les faucilles et les gerbes de blé, et je considérais d'un œil de poule le progrès lent, mais perpétuel, de l'onde qui noyait toutes les cinq minutes une nouvelle gerbe, une nouvelle faucille.

Tout à coup, d'un coin du salon, partit comme un cyclone, la farandole des cinq petites Capdevielle. Elles se tenaient par la main et glissaient avec une vitesse d'ouragan entre les sièges, semant le bruit et la terreur. M. Plancoulaine était indulgent à ces sautes de jeunesse et les encourageait d'un rire d'ogre dont le retentissement était plus fort que celui de nos cris aigus. Je vis venir la trombe; elle m'emporta comme un fétu. Elle en emporta d'autres. Je gambadais, je marchais sur les pieds de dames qui disaient nous trouver charmants; je manifestais une grande allégresse de me sentir arracher les bras; j'ouvrais la bouche, et je hurlais en passant devant Marguerite Charmaison!

Mes relations avec Marguerite Charmaison étaient brisées! Ou bien elle était devenue trop sérieuse et trop belle pour se souvenir de moi; ou bien, si elle m'avait reconnu, elle n'oublierait plus qu'elle m'avait vu ouvrir la bouche en imbécile au milieu d'une farandole de gamines.

J'allai tomber sur les genoux de ma grand'mère, où j'espérais enfouir ma confusion. Mais je n'y avais pas eu le temps de souffler que petite-maman, inspirée par le charivari, s'asseyait au piano et entamait une bacchanale d'Offenbach d'un rythme infernal, qui relevait les petites Capdevielle et dix autres enfants; ceux-ci m'enlevaient de nouveau, et voilà la farandole relancée à travers les groupes. J'y perdais la tête, quand soudain nous nous arrêtons comme si la foudre eût frappé l'un de nous. Petite-maman a suspendu son jeu. Tous les visages sont interdits. Et j'aperçois M. Plancoulaine debout, plus rouge qu'après son déjeuner, frappant du pied le sol et répétant d'un ton de tonnerre:

—Nom d'une boutique!… On ne s'entend plus ici!

Jamais M. Plancoulaine ne s'opposait aux jeux des enfants. Il était quinteux, autoritaire et terrible, mais la jeunesse le métamorphosait en agneau.

Oh! oh! cette fois, il se passait quelque chose.

Petite-maman quittait le piano et M. Plancoulaine ne s'excusait pas de l'avoir interrompue. Tous les enfants se réfugiaient dans le giron de leurs parents. Un grand silence suivit.

C'est par ces mouvements d'autocrate que M. Plancoulaine domptait tout le monde. Les plus déterminés de ces messieurs n'étaient que roquets auprès de ce tyran de village.

Aussitôt, telle une sœur de charité après le combat, madame Plancoulaine vint droit à nous, nous cajola, mon père, sa femme, mes grands-parents et moi; nous dit que l'heure du goûter approchait, et qu'en raison de la chaleur elle avait fait préparer aujourd'hui des citronnades. Elle s'ingéniait à pallier les vivacités de son mari, et elle avait un tel don de panser les blessures qu'il en pouvait infliger presque impunément.

Mais, en nous secourant, ne disait-elle pas à tous, avec candeur ou malignité d'hôtesse: «Ce sont ceux-là que le trait a frappés?»

Chargement de la publicité...