L'enfant à la balustrade
XI
Mon père prétendait, quand nous rentrâmes en ville, que l'on nous regardait d'étrange façon.
—C'est ton col qui bâille, lui dit sa femme.
Il réappliquait de la main les pointes de son col, puis il essayait de les contenir sous le menton, en baissant la tête.
—Ne baissez donc pas la tête, lui dit sa belle-mère; on ne manquerait pas de dire que vous avez l'air d'un chien qu'on a fouetté.
Il était assez vraisemblable que le bruit de notre mésaventure nous avait précédés, Courtois ayant dû faire grand bruit de sa convocation chez les Plancoulaine. Et nous sentions déjà, dirigé contre nous, ce venin des foules qui perle aux dents des hommes assemblés, friands de blessures fraîches: instinct des basses-cours, qui précipite les animaux, bec en avant, sur celui qui s'est laissé arracher trois plumes.
Mon grand-père soutenait que l'incident était sans importance et que tout s'arrangerait pour le mieux.
Le soir tombait; les paysans avaient regagné la campagne. La place et le carrefour étaient libres. De loin nous apercevions l'orme, le marronnier et le clocheton de la maison Colivaut, au-dessus de la balustrade et des grandes portes à pattes de biche; cela formait un joli décor d'aspect ancien qui fermait la rue montante, comme une toile de fond.
—Baste! dit grand-père, quand vous serez le maître là dedans, vous leur ferez la nique à tous!…
Il y avait quelque vérité dans ces paroles, car celui qui réussit dans son entreprise est toujours fort. Le malheur présent de mon père était d'avoir accompli un acte audacieux vis-à-vis d'un compétiteur puissant, mais plus encore un acte inachevé et stérile tant que vivrait madame Colivaut.
Sa taille se redressa; il enfonça un pouce sous l'aisselle du gilet; il envoya au diable son faux col. Il caressait du regard les balustres, le clocheton et les ombrages; ses pas étaient plus légers; l'air soulevait les basques de sa jaquette; il se laissait porter vers sa maison.
Au carrefour, il fallait se priver de cette vue, car nous tournions à droite. Il hésita, voulut parler, se retint, tourna avec nous. Cependant, après quelques pas:
—Il serait peut-être convenable, dit-il, d'aller prendre des nouvelles de cette pauvre madame Colivaut.
Le grand-père, la grand'mère et la petite-maman se regardèrent, puis évitèrent de se regarder. Un air de secrète complicité les unit; un même vent les poussa à s'enquérir de la santé de madame Colivaut.
Nous rebroussâmes chemin pour monter la Grande-Rue. Mon père sonna à la porte verte. La cloche, destinée à être entendue jusqu'au fond des jardins, avertissait tout le quartier d'une visite chez madame Colivaut. En attendant que l'on vînt ouvrir, ces dames se retournèrent vers la ville. Au seuil des maisons, des groupes de femmes avaient poussé comme des champignons après la pluie. Quarante commères nous dévisageaient en causant, la main sur la bouche. Chez madame Auxenfants, un rideau fut soulevé, et la jaune figure de M. Fesquet, le bouilleur de cru, se montra. On rabaissa promptement le rideau; mais au travers du tulle nous voyions très bien s'agiter la tête de l'aigre célibataire à côté de celle de madame Auxenfants, sa logeuse: on le disait le plus méchant homme de Beaumont.
Le spectacle, c'était nous: mon père, que la ville savait acquéreur de la maison Colivaut, conduisant en corps sa famille prendre des nouvelles de la moribonde.
Nos intentions ne revêtaient pas pour nous la forme criminelle; mais il était avéré pour tous, à cette heure, que notre plus vif intérêt se trouvait contraire au rétablissement de cette chère dame.
L'air qui s'élevait faisait bruire le feuillage de l'orme et du marronnier; sous le manteau de lierre qui tombait de la balustrade en lourds lambeaux, un rat ou un mulot descendit, trottina et se perdit sur le sol gris. Mon père sonnait pour la deuxième fois.
Enfin, une petite bonne parut. Nous demandâmes des nouvelles en penchant tous un peu la tête vers l'épaule, attitude compatissante, car madame Colivaut avait eu des suffocations ces derniers jours de chaleur. La petite bonne nous fit signe d'entrer. Madame allait très bien. Madame était même, pour le moment, dans le jardin du haut.
—Ah! ah! fîmes-nous, dans le jardin du haut!… à la bonne heure!… ah! ah! dans le jardin du haut!
Et nous pénétrons derrière la petite bonne. On traversait une longue cour en pente et pavée de ces gros cubes arrondis en tête d'homme chauve, comme on en voit encore sur les anciennes routes royales. Cette cour était si vaste et l'on en faisait si rare usage que les domestiques ne parvenaient pas à empêcher les cheveux d'une herbe fine de s'y dresser en petites touffes entre les cailloux; même, en plusieurs endroits, des pissenlits fleurissaient. A gauche étaient les écuries, les remises; à droite, la grosse maison bourgeoise, avec huit fenêtres au rez-de-chaussée, autant au premier étage, et deux belles lucarnes dans le haut toit de briques vieillies, d'un joli ton pelure d'oignon, çà et là duveté d'une mousse verdâtre. Pour cheminées, des monuments. La tourelle, sur les jardins, était couverte d'ardoises.
Nous montâmes les marches sous le prunier de mirabelles, pour gagner le jardin du haut. A cent pas de nous, nous vîmes madame Colivaut qui butinait toute seule, sans canne et sans appui, un sécateur à la main. Elle avait planté là sa dame de compagnie, madame Robert, en lui ordonnant de cueillir des noisettes, et elle vint au-devant de nous, toute coquette.
Elle avait une robe de soie puce, garantie par un court tablier noir, et, comme toujours, son bonnet blanc orné de rubans bleus. Sa figure grasse et poupine était d'une pomme de reinette de l'an passé.
Elle ne fit aucune allusion à sa santé et nous parla de ses fruits et de ses légumes. Une par une, nous dûmes examiner les plates-bandes, et, un par un les poiriers, dont elle savait l'âge, la biographie et le rendement année par année. Elle regardait, elle aussi, le cadran solaire, lorsqu'elle passait dans son voisinage. Elle s'y pencha et tira sa petite montre d'or pour comparer les heures. On lui fit remarquer que le soleil était couché. Elle rit de bien bon cœur.
Elle redescendit avec nous au parterre. Madame Robert portait les noisettes dans un pli de sa jupe relevée; ce fut mon père qui soutint madame Colivaut sur l'escalier des mirabelles. Lorsqu'elle posa le pied sur la marche branlante qui rendait un bruit sourd, elle fit:
—On dirait qu'on met le pied sur une dalle funéraire.
On croyait madame Colivaut traversée d'une pensée funèbre; mais elle ajouta:
—C'est le tombeau de mes illusions!
Et elle se remit à rire comme une fillette. Elle était tout à fait de bonne humeur. Elle nous mena jusqu'à la terrasse dominant la ville, sous l'orme et le marronnier. Sa manie n'était-elle pas de jeter bas ces arbres fameux! Elle y pensait aussitôt que la santé lui était rendue.
—Ils gênent les voisins, disait-elle; madame Auxenfants et monsieur Fesquet ne cessent de se plaindre de l'humidité et des moustiques que leur vaut ce feuillage épais… Mais ce n'est pas cela: j'ai l'intention de construire ici un pavillon.
—Construire un pavillon! s'écria mon père.
—Oui, dit-elle; quand ce ne serait que pour embêter madame Auxenfants et monsieur Fesquet, en ayant l'œil sur eux!…
C'était de cela qu'elle avait envie, et non d'abattre ses arbres.
Elle avait fait ses plans; elle les montra à ma famille.
Mon père tremblait qu'elle ne les fît exécuter. Pour peu qu'elle eût quinze jours de bons, elle en était capable. La chute des arbres, surtout, était la perte de la propriété. Mais, dans le contrat passé avec la vieille dame, la valeur du terrain était seule entrée en ligne de compte. Comment s'opposer à la profanation d'accessoires de pur agrément?
J'étais demeuré au bord de la balustrade, pendant qu'on examinait les plans du «pavillon».
Dans la lumière de perle d'une belle journée mourante, la grande rue sinueuse, égayée de hauts pignons, serrée à la taille par d'anciennes bicoques à encorbellement où se balançaient encore des enseignes, dévalait sans se presser vers l'église. De rares passants troublaient la paix du soir. Je vis remonter jusqu'au carrefour le break de la famille Capdevielle, les Gantois, madame Gentil, pour moi d'humiliante mémoire, et le docteur Troufleau.
Au café, sur la place, assis sur un banc, comme chez eux, et fumant la pipe, les conseillers municipaux de Beaumont, fidèles à cette assemblée du soir, prenaient l'absinthe: c'étaient Chaigneau le bourrelier, Tiffeneau le confiseur, Goulard dit La Chique et surnommé encore Cincinnatus, M. Phébus, Soupe, marchand de vin, et le maire, savetier, Ferraingailleur. Ils causaient haut; ils discutaient des destinées de la France. En face d'eux, sereine, verdâtre, la statue de bronze du poète les regardait sans fatigue et sans ironie, comme un étranger descendu dans la ville.
Au pied de la statue, des chiens flairaient de petits tas d'ordures, restes du marché aux volailles; pareil à une balle de caoutchouc, un chat traversa la rue, poursuivi par un fox à la queue coupée. Puis, de la maison d'Hiver le pêcheur, sortirent, au milieu d'éclats de rire, les demoiselles Tiffeneau, deux jeunes filles brunes, et mademoiselle Bouquet, leur amie, blonde, qui était très belle. Elles se donnèrent le bras et montèrent doucement vers la terrasse en chantonnant un air de romance. Elles passèrent sous mes yeux et tournèrent, suivant la rue qui, après les jardins Colivaut, menait à la campagne.
Je n'étais pas en âge d'avoir de grandes pensées, mais ces calmes heures des soirs d'été, quand la comédie du jour s'est jouée, m'ont de tout temps paru d'un prix inestimable.