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L'enfant à la balustrade

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IX

Lorsque je n'allais pas à ma leçon de latin, on m'envoyait quelques heures dans les jardins de madame Colivaut. Mon père aimait à me savoir là; c'était un peu, pour lui, prendre possession de la maison. Il me disait: «Tu tâcheras d'être à la balustrade sur les quatre heures, au moment où je passerai; alors je te verrai de loin.» Ainsi il se figurait qu'il rentrait chez lui et que son fils l'attendait sous les beaux arbres. Pour les gens de la ville, il me plantait là aussi comme un drapeau. C'est que, de tout Beaumont, on me voyait sur cette terrasse fameuse, et les personnes qui allaient chez les Plancoulaine ne pouvaient manquer de dire là-bas qu'elles avaient vu le «petit Nadaud se prélasser comme chez lui à la balustrade de madame Colivaut».

Un jour de la fin de l'automne, madame Robert, la dame de compagnie, me fit entrer dans la chambre de madame Colivaut. Les sièges y étaient garnis de housses, les fenêtres, de rideaux jaunes; un grand placard bâillait, où l'on apercevait des rouleaux de papiers de tenture et du linge en pile; une odeur de caramel se mêlait à celle du tabac à priser; au fond d'une alcôve, madame Colivaut était couchée. Sa tête de pomme de reinette, embobelinée dans un bonnet, ne me plut guère, car je pensai, dès le seuil: «Sacristi! il va falloir embrasser!» Madame Colivaut caressait un gros chat qui ronronnait sur l'édredon, contrairement, c'était probable, aux volontés de madame Robert, femme d'humeur prompte, qui se hâta d'empoigner l'animal par la peau du dos, tandis que sa maîtresse disait d'une voix plaintive:

—Qu'est-ce qu'elle vous a fait, cette pauvre bête?

Madame Robert tenta de me soulever pour me mettre au niveau des joues rondelettes et fripées de la malade, mais elle me trouva trop lourd. On se contenta de me demander mon âge; puis madame Colivaut fit signe à madame Robert d'aller prendre dans la commode la boîte aux chocolats. Ils dataient du jour de l'An; mais je ne fis pas le difficile. Enfin, on m'envoya jouer.

Je courus au cadran solaire. Le persil, autour du socle, avait été coupé. Sur la pierre noircie, rugueuse et trouée comme une éponge, il était poussé de petites mousses jaunes, et, dans une jointure, une touffe d'herbe lançait trois tigelles menues par-dessus le cadran. Je m'aperçus que j'avais grandi, car je lisais l'heure sans me cramponner à l'ardoise brisée: plus de danger de voir accourir les cloportes dans mes manchettes.

Il n'y avait personne dans le jardin. Je me souviens qu'on entendait le bruit lointain d'un marteau sur la forge et la chanson plus rapprochée d'une couturière qui cousait chez madame Colivaut. La lessive séchait. De beaux nuages moutonneux traînaient sur le cadran une ombre rapide. Je ne sais pourquoi, tout à coup, mon cadran me reversa son charme magique, et je me mis à réfléchir.

Je me mis à réfléchir, c'est-à-dire que je pensai à Marguerite Charmaison. Réfléchir m'était très pénible autrefois parce que j'avais l'ambition de penser à des choses magnifiques, ce qui n'est pas toujours aisé. Mais depuis que j'avais institué Marguerite Charmaison la dépositaire attitrée de toute les beautés du monde, lorsque ma crise d'idéalisme me prenait, je n'avais qu'à m'abandonner au souvenir de sa charmante image.

O Marguerite Charmaison! que je fus attristé, devant mon cadran solaire et durant cette heure délicieuse d'automne, en me remémorant que vous étiez aimée par un petit monsieur vêtu d'une longue redingote et coiffé d'un chapeau haut de forme que vous-même aviez cabossé!… Et vous, voyons! l'aimez-vous?… Est-ce que tout doit décidément aboutir au train-train médiocre ou vulgaire? N'êtes-vous qu'une femme douée de curiosités, de roueries et de passions communes, petite fiancée du lord aux mains translucides? Que n'ai-je pu vous interroger, Marguerite Charmaison! Je vous interroge, ô grand ciel, là-haut, ô vous qui me faites lire, d'un doigt d'ombre, de belles sentences sur le cadran solaire, dites-moi pourquoi les enfants se font des idées plus hautes que les choses réelles? Est-ce pour se les voir faucher avant vingt ans, comme l'herbe des pelouses que le jardinier impitoyable maintient égale et rase et le plus près possible de la surface de la terre?…

Le soleil se couvrait, et la pointe d'ombre était retirée. Puis elle réapparaissait tout à coup entre les grands chiffres romains. Et je lisais pour la cinquantième fois l'inscription latine: Lædunt omnes, ultima necat.

Madame Robert fut tout à coup devant moi et me dit:

—Mais! vous vous ennuyez, mon enfant! Il faut jouer!

Je fus, encore une fois, saisi d'une grande honte: j'aurais préféré être surpris mangeant des confitures à même les pots, à l'office, que seul, devant un cadran solaire, «à ne rien faire».

Me voilà parti, courant dans les allées du jardin, dont je retourne le sable et écorche les beaux coins des plates-bandes, comme un cheval échappé.

Sur plus de cent mètres, entre des troncs d'abricotiers, un linge bleuâtre était étendu, que des becs de bois à ressort métallique mordaient contre la corde. Je bondis à travers la lessive, afin de prouver à madame Robert que je sais gambader et m'amuser follement, quand il le faut. Les deux bras en avant, les yeux fermés, je tourne, je vire, parmi les serviettes, les draps de lit, les chemises, les pantalons, les bonnets de nuit, les mouchoirs et les camisoles.

A demi étouffé sous la toile humide, je perçois toutefois des cris aigus et je distingue entre deux draps madame Robert, qui accourt vers moi. C'est pour jouer sans doute. «Attends voir un peu, madame Robert! si je ne cours pas plus fort que toi…» Je fuis devant madame Robert, je chevauche à travers les plates-bandes, je renverse une cloche à melons, si bien suspendue pourtant aux crans de trois crémaillères de bois; j'évite avec adresse les petits pois ramés, enfin je me trouve à bout de souffle dans une planche de fraisiers où les fruits écrasés forment sous mes semelles une pâte poisseuse. Alors seulement, je m'avise que j'entraîne une chemise de femme, une superbe chemise à empiècement de dentelles, arrachée par moi involontairement à la morsure des becs de bois. Un de mes bras est introduit dans une manche, la batiste a touché la terre, le terreau gras, le crottin; la chair des fraises foulées aux pieds achève de profaner le linge de corps de madame Colivaut!

Madame Robert était verte de colère. Elle ne jouait pas! ah! mais non. Elle me cria:

—Petit misérable!

Puis elle saisit le bas de sa robe, qu'elle retroussa sur ses guiboles maigres, pour franchir la couche à melons. Elle fut sur moi et m'appliqua une gifle avec l'entrain qu'a un soudain orage à faire claquer les contrevents.

—Ah bien! criait-elle, je ne m'étonne plus qu'on dise tant de mal de chez vous!… Quand on a pour enfant un démon pareil, on est bien capable de ce qui se dit!…

La main sur ma joue blessée, je m'éloignai vite de cette mégère. Je descendis les marches vacillantes, je traversai le parterre et gagnai la terrasse, sous l'orme et le marronnier, afin de voir mon père quand il passerait.

Un épais tapis de feuilles mortes garnissait la terrasse et il s'en dégageait une odeur triste et singulière.

J'allai m'asseoir sur une chaise au pied du marronnier, et je m'accoudai à la balustrade. C'était un jour ordinaire; on apercevait peu de monde. Les hommes politiques commençaient cependant à s'assembler pour l'apéritif. Une femme, un seau à la main, gagnait le socle de la statue; on entendit le bruit du seau de fer-blanc déposé vide sous la fontaine, puis celui de l'eau bouillonnant sur son fond sonore.

Je n'étais pas là depuis trois minutes que je vis le rideau se soulever chez madame Auxenfants, et la face jaune de M. Fesquet, le bouilleur de cru, se montra. Les yeux de M. Fesquet se fixèrent sur moi à la manière de ces chats qui, apercevant un de leurs pareils sur le toit voisin, suspendent leur pas et demeurent un long moment immobiles avant de faire un mouvement nouveau. M. Fesquet était de la famille des chats à poils rouges qui ont les yeux d'un étrange jaune de soie délavée et en même temps de braise ardente. Il avait dû être très blond dans sa jeunesse; il était bilieux, célibataire et inoccupé. Il vivait depuis des années chez madame Auxenfants, propriétaire d'une grande maison qu'elle louait au docteur Troufleau et à lui, ennemis mortels, les dorlotant également, soignant leur linge en commun et leur servant, à la même table, de petits plats.

M. Fesquet me signala à son hôtesse. Madame Auxenfants parut sous le rideau, me lorgna, puis rendit la place au plus curieux.

Pour me mieux voir, M. Fesquet ouvrit la fenêtre. Son regard de matou allait de ma personne aux grands arbres que l'automne faisait resplendissants d'or et de rouille et dont les panaches bruissaient sur ma tête. Il clignait de l'œil. Il se recula; il fit avancer madame Auxenfants. Tout à coup il leva le bras très haut, en tenant la main rigide comme une serpe, et il fit une vigoureuse section, devant lui, dans l'espace: il tranchait les arbres de madame Colivaut à son idée.

Les troncs de l'orme et du marronnier étaient situés à un mètre à peine de la balustrade, et ils lançaient des branches magnifiques et libres, principalement sur la rue, du côté du midi et par-dessus le toit de madame Auxenfants. Depuis des générations, les voisins indulgents avaient toléré ces empiètements d'ombrages. Si la main de M. Fesquet eût été puissante et coupante, les deux arbres vénérables eussent été amputés net, au ras du tronc.

Et comme je ne bougeais pas, M. Fesquet sortit et vint dans la rue. Les deux mains aux goussets d'un pantalon à rayures, il vint jusqu'au pied de la terrasse. Et, là, il regarda encore en l'air, comme s'il prenait ses mesures. Il les avait prises depuis beau temps, je suppose; mais il voulait que je fusse frappé de ses gestes et que je les rapportasse à mon père, afin de lui faire de la peine.

Puis il se campa, là, sous moi, les mains aux goussets et la tête nue; chez lui enfin. Il avait cette habitude, et madame Colivaut, plus d'une fois, avait fait jeter des feuilles mortes ou des balayures dont ce fielleux avait été souillé.

Tandis qu'il était là encore, je vis mon père remonter la rue, du bas de la ville. Il me vit, lui aussi, car, de si loin qu'il se trouvât, il regardait la maison Colivaut; et il me fit un signe de la main.

Mon œil d'enfant discernait la trace des ennuis sur les épaules de mon père. Il n'y avait pas si longtemps, il portait beau encore; il était dans la force de l'âge, sa taille demeurait mince et il passait pour élégant. Mais quelque chose d'écrasant lui tombait chaque matin sur la nuque, et tout son buste fléchissait.

Il n'était ni familier ni loquace, mais il avait toujours aimé qu'on lui fît bonne mine dans la rue, et il n'était pas fâché que quelqu'un s'excusât de l'aborder pour lui demander conseil. La rencontre d'une figure hostile le troublait, lui brisait les jarrets. Il avouait cette faiblesse; on l'en plaisantait; lui-même se traitait de fillette. Il n'avait pas la haine qui aide à supporter le choc ennemi.

Hélas! c'en était fait des traversées glorieuses de la ville, alors que nous allions chez les Plancoulaine, et qu'il marchait, salué de tous, donnant dix poignées de main et levant haut la tête devant la porte de son collègue Courtois! Les saluts qu'il avait maintenant à rendre étaient rares. Des personnes rentraient dans leur boutique en le voyant venir.

Il s'engagea sur la place. Quatre de nos hommes politiques étaient assis au café. L'un d'eux, le farouche Cincinnatus, aperçut le notaire qui montait, et il dut le signaler à ses compagnons, car les trois autres tournèrent la tête vers lui. Lorsqu'il allait passer devant eux, le conseiller Soupe lui adressa un coup de chapeau si large et si éloquent que le pas de mon père en fut ralenti: il y avait lieu de s'étonner de cette marque inattendue de respect. Voyant cela, le conseiller municipal se leva et fit un mouvement, incertain, vers mon père. Mon père, à son tour, voyant cela, s'arrêta. On lui tendit la main. Ils causèrent.

C'était un événement.

Mon père était le notaire de la bourgeoisie réactionnaire, éloignée de la politique depuis la chute de l'Empire; il se tenait sur une grande réserve vis-à-vis de ces messieurs du conseil; à peine envoyait-il, comme par le passé, réparer ses souliers de chasse chez le maire actuel, savetier de son métier. Depuis la rupture avec les Plancoulaine, on prétendait que les «rouges» lui souriaient. Le colloque sur la place était la confirmation de ce bruit. En admettant que les avances de ces messieurs se fussent produites en temps ordinaire, mon père les eût accueillies d'un bref salut, et dédaignées. Il s'était arrêté; il causait.

On se sépara en se saluant de part et d'autre avec une certaine emphase. Puis mon père continua de monter vers la maison Colivaut.

M. Fesquet, au pied de la terrasse, ne bougeait pas. Il regardait venir l'acquéreur de la maison Colivaut. Il pouvait croire que l'acquéreur était déjà installé dans la place, qu'il le voyait rentrer tranquillement chez lui; que rien, à part cela, n'était changé à la maison Colivaut, et qu'au-dessus de sa tête jaune et jusque sur le toit de madame Auxenfants bruissaient les débordants feuillages de l'orme et du marronnier.

Je regardais venir mon père; je regardais au-dessous de moi la tête de M. Fesquet; ses oreilles seules remuaient.

Mon père affecta de ne pas le voir. Il avait le visage agité; mais sa grande sensibilité même lui donnait de l'audace. Il s'arrêta à un demi-pas du pantalon rayé, pour me dire:

—Bonjour, gamin!… Il fait bon, là? As-tu fait ta visite? As-tu été poli, au moins?

Je n'osais pas répondre, à cause de la présence de M. Fesquet. Les oreilles de M. Fesquet pâlissaient; son corps était immobile. Il ne toussait pas; il ne crachait pas; il ne tortillait pas un poil de barbe; il ne cognait pas, du bout du pied, un des marrons qui jonchaient le sol. Cela m'étonnait. Mon père faisait de lui abstraction complète.

—Eh bien! petit bêta! tu n'as pas un mot à me dire?

J'étais devenu rouge. C'était moi le plus gêné. Mon père s'avança encore. Je crus qu'il allait marcher sur les pieds du bouilleur de cru et qu'ils allaient se battre. Enfin mon père me dit:

—Allons! cours annoncer ma visite à madame Colivaut!

Je le vis avec satisfaction s'éloigner de l'homme immobile et incliner vers la grande porte aux pattes de biche. Puis j'entendis en même temps grincer le fil de fer et retentir au loin la cloche sur les jardins.

Alors je courus annoncer la visite.

A l'entrée de la cuisine, j'aperçus madame Robert debout, les deux poings sur les hanches. Près d'elle, la petite bonne, qui avait pour fonction d'aider la cuisinière septuagénaire et à demi percluse, était courbée, la tête en bas, sur un bassin de terre où elle frottait vigoureusement quelque chose avec un morceau de savon de Marseille de la taille d'un pavé. Un coup de cloche retentissait. La petite bonne leva le buste et, aussi haut qu'elle, il sortit de l'eau savonneuse un long linge fin, réduit en corde, mais qui s'étala aussitôt et en quoi je reconnus la chemise de madame Colivaut, maculée au jardin par mes ébats.

Ce spectacle et celui de madame Robert présidant en personne au lavage, les poings sur les hanches, me retirèrent toute force et tout courage. La petite bonne disait:

—Faut aller ouvrir, tout de même?

Mais madame Robert ne semblait pas admettre que l'importance d'une visite pût équivaloir à celle de la pureté du linge de sa maîtresse, et, d'un geste, elle commanda à la petite bonne de replonger encore une fois dans l'eau la chemise, puis elle s'en empara elle-même et dit:

—Si c'est une visite, madame est fatiguée.

J'étais là, et j'étais chargé d'annoncer la visite de mon père. Si encore madame Robert eût détourné son attention de la chemise, peut-être eussé-je parlé. Mais elle paraissait si absorbée que je mesurai, au soin qu'elle avait de réparer mes dégâts, l'étendue de son ressentiment. Enfin, elle m'aperçut:

—Ah! vous voilà, vous!

Alors je glissai vite:

—C'est papa.

—C'est papa, quoi? c'est papa…

La petite bonne revenait:

—Mame Robert, c'est monsieur Nadaud.

—Il vient chercher le petit?… Eh bien! qu'est-ce que vous faites là, plantée comme un échalas?

—Mais non, madame, monsieur Nadaud a dit comme ça qu'il venait pour voir madame Colivaut…

—Eh bien! qu'est-ce que je vous avais recommandé?…

—Je sais bien, madame; mais comme le petit jeune homme était là, je me suis dit: des fois qu'il rapporterait à son papa…

Madame Robert n'ajouta rien. Elle tenait la chemise mouillée par les deux épaulettes; la chemise de madame Colivaut s'égouttait par son milieu. Madame Robert la plaqua sur la figure de la petite bonne, me saisit d'une main gluante et m'entraîna vers la porte, où mon père attendait. Malgré la vivacité de notre course, je ne pus tenir contre la curiosité de revoir la petite bonne sous son linge humide, et je me retournai. La petite bonne pagayait sous la chemise de madame Colivaut pour se décoller de la figure et surtout des cheveux le lourd linge ruisselant. Je n'eus pas le loisir de sourire. Ce n'était pas un voyage d'agrément que me faisait faire madame Robert, au pas de course, et je redoutais aussi qu'elle ne dénonçât à mon père mes mésaventures ou qu'elle ne l'injuriât lui-même en lui jetant à la face les choses qu'elle avait bougonnées près de la couche à melons.

Mais, en présence de mon père, elle fut parfaite; sa physionomie servile se radoucit, et elle dit simplement:

—C'est que madame dort, monsieur Nadaud, et le médecin a bien recommandé de la laisser reposer, car madame est bien fatiguée.

—Ah! fit mon père. J'aurais bien aimé le savoir plus tôt: voilà huit minutes, montre en main, que je suis à la porte.

—C'est-il possible, monsieur Nadaud? J'avais pourtant bien fait mes recommandations à Angélique; mais on ne peut compter sur rien avec ces jeunesses. Si ça vous plaisait d'entrer et de faire un petit tour dans le jardin, monsieur Nadaud… Faites donc comme chez vous.

Nous rentrâmes. Mon père se dirigea aussitôt vers la terrasse. Il tenait avant tout à pénétrer dans la maison et à marcher sur la tête de M. Fesquet. Il se pencha sur la balustrade et vit son Fesquet, qui n'avait pas bougé. Alors il me parla très haut, pour que Fesquet sût bien qu'il était là.

—Eh bien! me dit-il, on s'amuse ici, à la bonne heure! Est-ce que tu es monté jusqu'au jardin du haut?…

Il était accoudé à la balustrade; il avait l'air d'adresser ses paroles à M. Fesquet. Le crâne de M. Fesquet demeurait insensible; un air léger soulevait ses cheveux rares; ses oreilles, moins pâles, ne bougeaient plus.

—Quels beaux arbres! dit mon père.

Mon cœur battit, parce que je m'attendais à voir se relever vers nous la vilaine face jaune du bouilleur de cru, pour nous vomir des injures. Je tirai mon père par la basque de sa jaquette, sans rien dire. Il m'appela «petit bêta». Il prit un cigare, l'alluma lentement; il fit des nuages de fumée; il eût voulu, je crois, qu'ils descendissent; mais ils tourbillonnaient au-dessus de la tête de l'ennemi et se perdaient dans le feuillage doré. Les lois de la nature protégeaient M. Fesquet, dont le chef était seulement orné d'un baldaquin nébuleux.

Mais nous ne nous en allâmes point que M. Fesquet n'eût quitté la place.

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