L'enfant à la balustrade
V
Un dimanche, nous trouvâmes mon père très agité. Il nous confia que le bruit du contrat passé avec madame Colivaut était répandu, bien qu'il eût essayé de le tenir secret jusqu'à la mort de la vieille dame.
—Et la santé de madame Colivaut, dit le grand-père, est toujours excellente?
—Excellente.
—Ah! ah! dit grand'mère, je vous ai averti, dès le premier jour, que vous auriez des ennuis; vous avez paru faire fi de mes prévisions.
—On ne prévoit jamais toute l'étendue de la méchanceté des hommes!
—Que voulez-vous dire?
—Oh! rien de particulier… Je parle de la méchanceté des hommes, c'est une façon de dire: il y a de fières canailles!
—Que s'est-il donc passé?
—Mais je ne dis pas qu'il se soit passé quelque chose.
—Les hommes sont-ils méchants? reprit grand'mère. Ils sont lâches plutôt… Ah! je vous concède qu'ils peuvent commettre bien des atrocités quand ils se sentent en nombre et que quelqu'un donne le branle. Il suffit d'un individu intéressé à mal faire: les autres suivent comme un troupeau de Panurge, mais sans se rendre compte de ce qu'ils font.
Mon grand-père était pur optimiste. Il n'avait eu toute sa vie que des déboires, ayant passé cinquante ans dans les affaires, ayant été volé toujours, ruiné dix fois, garanti seulement par l'âge de recommencer l'aventure. Il se flattait d'avoir connu bien des gens aimables et ne gardait rancune à personne. Les événements ne le touchaient plus que rétrospectivement, en évoquant le souvenir d'une anecdote qui, comme au théâtre et dans la littérature de son temps, se terminait toujours bien.
Il en raconta que nous avions entendues vingt fois, mais qui allégèrent l'embarras où nous mettait le tourment de mon père. Et après le déjeuner, voyant que l'on manquait d'entrain, il nous dit:
—Allons fumer un cigare chez les Plancoulaine.
—Déjà? fit mon père.
—Vous ne dites pas déjà, d'habitude. Vous êtes le premier à blâmer votre jeune femme lorsque sa toilette la met en retard.
—Mais il n'est pas deux heures.
—Nous verrons chez les Plancoulaine monsieur Charmaison, dit petite-maman; je l'ai aperçu ce matin à la messe de huit heures avec ces dames.
—Cet iroquois-là va à la messe? dit grand'mère.
—Oh! pas à Paris, à cause de ses électeurs, mais ici, à cause de sa mère.
Grand'mère n'appelait jamais M. Charmaison que l'iroquois. Il était député radical avancé, d'une part,—quelques-uns insinuaient qu'il avait failli se compromettre dans la Commune,—et, d'autre part, distingué de sa personne, de goût cultivé et homme du monde. Quelque chose de la méfiance de grand'mère à son endroit rejaillissait sur mon amie Marguerite.
Marguerite Charmaison était élevée à la manière libre, c'est-à-dire qu'on ne lui imposait aucune morale, aucune religion, aucune étude. Elle s'élevait elle-même, pour ainsi dire, et à sa guise. C'est une petite, disait-on, qui tournera mal. Deux ans auparavant, déjà, ne voulait-elle pas entrer au théâtre parce qu'elle avait vu jouer Mounet-Sully! Elle débitait chez les Plancoulaine des tirades de Corneille et de M. de Bornier. Et elle portait dans un carnet une photographie rognée du célèbre comédien en Œdipe, les yeux crevés et sanguinolents, horrible. «Comme cela, confiait-elle en montrant cette terrifiante image, on ne dira pas que c'est l'acteur et non l'art qui me plaît.» Elle avait quatorze ans à peine! Mon admiration pour elle atteignait le délire.
Mon père alla plusieurs fois à son cabinet, sous le prétexte qu'il avait entendu entrer des clients. Petite-maman sonna la bonne pour lui demander s'il était entré des clients: il n'était entré personne, sauf le maître clerc Coqueugniot.
Nous étions tous prêts et debout, attendant le départ. Impatientés, nous passâmes dans la cour où l'on montait à l'étude des clercs et au cabinet, par un escalier extérieur.
De la fenêtre du cabinet sortaient des nuages bleuâtres qui allaient s'évanouir dans le feuillage d'une glycine. On appela. Mon père parut aussitôt: il était chez lui, tout seul, debout et fumant un cigare.
—J'y vais, je vous suis. Une minute.
—Il est là, il n'a rien à faire; il ne fait rien, dit sa femme. Il ne travaille pas en fumant et il ne fume presque jamais. Quand il allume un cigare, c'est qu'il est énervé.
—Mais qu'a-t-il donc?
—Est-ce que je sais? Cette satanée maison…
—Ah! dit grand'mère, c'est bien pour vous qu'il l'a achetée! Ma pauvre fille est morte dans celle-ci, elle…
—Je pense que vous ne me reprochez pas de n'en avoir pas encore fait autant?
Oh! sapristi! elles ne pouvaient pas échanger trois idées sans se prendre de bec! que c'était donc ennuyeux! Heureusement, mon père descendit et nous partîmes.