L'enfant à la balustrade
QUATRIÈME PARTIE
I
La mort de madame Colivaut eut un grand retentissement. On se pressa aux obsèques; non que la défunte se fût acquis, sa vie durant, des sympathies particulières, mais l'on entendait par là protester en nombre contre ce que la ville nommait, d'un commun accord, «l'attentat Fesquet». Dans l'esprit populaire, la vieille dame, qu'on attendait depuis des années à mourir, n'avait succombé qu'à la douleur de voir profaner ses arbres.
Fesquet vint à l'église. On fit le vide autour de lui. A l'absoute, un marchand de grains devant passer le goupillon au bouilleur de cru, affecta de le tendre à la personne qui venait immédiatement après lui; celle-ci le transmit à une autre, Fesquet ne renonça pas à remplir son devoir; il attendit de pied ferme, arracha l'objet à quelqu'un de moins résolu, et mouilla comme tout le monde le cercueil de madame Colivaut.
L'incident faillit faire scandale. A la sortie de l'église, le colosse Taillasson, sans avoir l'air d'y prendre garde, cracha sur le pied de Fesquet. Celui-ci se redressa comme un roquet prêt à mordre:
—Faites donc attention, au moins! dit-il.
—Je fais bien attention! dit Taillasson.
Il toisait Fesquet des pieds à la tête. L'un était si robuste, l'autre si gringalet, qu'il n'y eut plus ni geste ni mot.
Dans le cortège, mon père eut pour voisins le percepteur des contributions, le colonel Flamel et un M. Blaisois que nous voyions autrefois chez les Plancoulaine; tous lui parlèrent avec une aménité qu'il remarqua. M. Capdevielle, qui discutait derrière nous, dit très haut tout à coup:
—Voyons! Nadaud, vous, un homme de sens…
Dans la rue, au pas des portes, on regardait mon père. C'était lui qui allait désormais habiter la maison Colivaut; il grandissait aux yeux de tous, de l'importance de cette maison.
Ah! certes, on lui avait fait la guerre pour avoir prétendu l'occuper; mais maintenant il l'occupait. Aussi fidèlement que la fleur vers le soleil, la foule se tourne du côté de celui qui réussit.
Ceux qui n'osaient pas encore lui rendre hommage accablaient de prévenances mon grand-père et ma grand'mère. Ma grand'mère n'accordait pas beaucoup de prix aux démonstrations des hommes, mais mon grand-père en était ému aux larmes. Ne finissait-il pas par croire que cet enterrement était une manifestation en faveur de son gendre, de lui-même, de sa famille? Il remerciait des gens qui ne lui disaient rien; je le vis serrer avec effusion les mains de M. Courtois, qui ne lui faisait certainement pas de compliments; il agit de même avec le neveu Moche qui restait glacial et n'y comprenait rien. En revenant chez nous, il dit le mot du roi de Prusse: «Les braves gens!»
—Tais-toi donc! faisait ma grand'mère.
Cependant elle-même se laissait gagner. N'était-ce pas elle qui, la première, avait blâmé mon père d'avoir acheté la maison Colivaut? Depuis lors, elle ne l'avait soutenu que par solidarité de famille; et que n'avait-elle pas fait pour vaincre son obstination? Eh bien! la réussite d'un projet difficile et longuement disputé à un sort contraire la touchait, la grisait presque. Elle triomphait avec son gendre et le félicitait cordialement; elle était un tantinet orgueilleuse de lui. Elle dit à sa femme:
—J'ai beaucoup d'amitié pour vous.