L'enfant à la balustrade
XIV
Elle vint nous voir, dès le lendemain, avec sa mère. Le soir tombait; nous étions au jardin.
Marguerite était plus jolie qu'autrefois. Sa taille s'était haussée, son buste développé; ses yeux étaient calmés. Il y avait dans ses traits une harmonie nouvelle; tout y semblait plus mûr, plus achevé, plus aisé et en équilibre. Elle conservait la même ardeur; sa voix avait le même accent de passion contagieuse qui eût fait le succès d'une comédienne; mais l'inquiétude, l'angoisse fiévreuse s'en étaient allées de toute sa personne. On la sentait, à ses mouvements, à ses paroles, à son silence même, décidément heureuse.
Elle prit à part petite-maman et lui glissa rapidement quatre mots à l'oreille qui lui firent faire: «Ah!» Ce devait être «la nouvelle». Marguerite ajouta tout haut:
—Ce ne sera officiel que dans quelques jours.
Petite-maman dit:
—C'est une confidence.
On n'en parla point.
Nous avions gravi l'escalier aux marches branlantes, sous le prunier de mirabelles, et nous nous promenions dans la grande allée bordée de buis qui côtoyait le cadran solaire. Je me tenais autant que possible à proximité de Marguerite, sans toutefois lui parler, car elle m'intimidait plus que jamais depuis que je la croyais en possession du mystère qu'elle avait si ardemment cherché. De temps en temps je relevais les yeux vers elle; je la considérais et la vénérais comme un tabernacle qui contient une substance sacrée. J'avais si grand besoin de voir quelqu'un qui fût grand, qui fût beau, qui fût au-dessus du commun des hommes!
Nous passions et repassions près du cadran solaire. Bien que j'eusse déjà vu beaucoup de gens passer par là, je m'étonnais toujours qu'aucune personne ne fût amenée, par la vue du double triangle de métal et d'ombre, des grands chiffres deux fois séculaires, par l'aspect mélancolique et charmant de la pierre à demi rongée, à demi revêtue d'une mousse de velours, ou enfin par la grave inscription latine, à donner à l'entretien un tour moins terre à terre et moins plat. Lædunt omnes, ultima necat (Toutes les heures nous blessent, la dernière nous tue). Non! non! Les regards effleuraient la pierre, les esprits n'en étaient pas touchés. Les femmes parlaient toilette ou potins locaux, les hommes affaires ou politique. Jamais je n'avais entendu le ton se hausser.
Entre madame Charmaison, Marguerite et petite-maman, s'agitait pour le moment la question de la prééminence du Bon Marché sur le Louvre ou du Louvre sur le Bon Marché.
Marguerite remarqua que je suivais ses pas. Elle dit:
—Comme il est sage, cet enfant!
Puis elle me demanda si j'allais toujours chez ce bon monsieur le curé. Je dis: «Oui.» J'étais rouge. J'avais bien envie de lui parler; je ne pus que lui dire:
—Vous souvenez-vous, lorsque vous m'avez mis les deux mains sur les yeux, auprès du cadran solaire?
—Mais certainement! dit-elle.
Cela lui donna l'idée de revoir le cadran. Elle me prit la main, et nous nous en approchâmes. J'avais assez grandi pour avoir toute la tête au-dessus de la table; Marguerite se pencha sur moi, son menton s'appuyant sur mes cheveux, et mon menton à moi sur le cadran. Je sentais le souffle de Marguerite, et sa main sur mon épaule. Un frisson me passa par tout le corps. Elle me dit:
—Est-ce que vous avez froid?
Non! je n'avais pas froid! Nous étions là tous les deux sur cette pierre où je m'étais accoutumé à voir une sorte d'intermédiaire entre le Ciel et moi, où j'attendais depuis si longtemps un mot qui s'inscrivît là pour moi, à côté de la vieille sentence latine. Marguerite, pour moi la créature la plus sublime et la plus belle que j'eusse connue, Marguerite ayant trouvé sa vocation, et toute radieuse de l'avoir enfin trouvée, Marguerite n'était-elle pas la voix d'en haut qui allait prononcer le mot magique qui épargne aux enfants passionnés les inquiétudes de l'adolescence?
Elle brûlait en effet de faire sa confidence à tous ceux qu'elle voyait; je crois qu'elle l'eût faite aux roseaux. Tandis que j'étais là, tremblant, haletant, savourant d'avance le souffle qui m'allait enchanter, elle me dit sur le front:
—Riquet! tu sais, je me marie!
Puis plus bas, plus mystérieusement, et cette fois dans l'oreille, où je sentis ses lèvres:
—… Avec le docteur Chevalière!
Et elle m'abandonna tout à coup. Elle avait rougi en disant le nom de celui qu'elle aimait.
Tel était l'aboutissement de toutes les fièvres de Marguerite Charmaison. Adieu images d'Œdipe et de Newman! adieu mourant lord Wolesley! adieu Kant! adieu revendications féminines! adieu grand Art! Elle avait rencontré un beau jeune homme; elle l'aimait; elle l'épousait.
Quand ces dames nous quittèrent, je m'en allai sur la terrasse et m'accoudai à la balustrade. Marguerite descendait la rue avec sa mère.
Je reconnus, à la terrasse du café, au milieu de ces messieurs du Conseil, le docteur Troufleau. A la pensée de l'émotion qu'il allait avoir, mon cœur sauta. Ces dames arrivaient au carrefour: le docteur les avait vues. Elles furent jointes par une dame en noir avec qui elles causèrent un instant, et, comme elles allaient se séparer, je vis que Marguerite se penchait à l'oreille de la dame en noir: elle lui faisait sa confidence. Troufleau était éloigné de quatre pas à peine; il eût pu l'entendre…
Il salua ces dames en se levant tout debout; son chapeau haut de forme décrivit un grand arc de cercle; un pan de sa redingote renversa probablement une cuiller et un verre; le bruit en vint jusqu'à moi. Marguerite tourna la tête, l'aperçut et lui rendit son salut.
Ces dames s'éloignèrent encore; je les vis disparaître vers l'église. Le silence du soir se répandit. Parfois la voix d'un des buveurs, au café, éclatait comme une vitre qu'on brise. On percevait très nettement le choc des soucoupes. Un chien traversait la place. Une femme allait à la fontaine. Je vis, au travers d'un rideau de mousseline, à la lueur d'une petite lampe, madame Auxenfants qui fricotait. M. Fesquet fumait la pipe à la fenêtre. Mesdemoiselles Tiffeneau et mademoiselle Bouquet revinrent de leur promenade en chantant.
Puis, à l'heure du dîner, tous les bruits moururent, et la rue, en toute sa longueur, semblait traverser une ville abandonnée. Seule, au milieu de la place, demeurait la statue du poète.
De ma balustrade, je regardai encore une fois cet être inconnu de tous et dominant tout le monde de sa mine altière. Il restait étranger à nos rumeurs, à nos disputes, à nos bassesses. Il paraissait désespéré, et pourtant calme. Était-ce à cause de ce qu'il voyait à ses pieds? était-ce à cause de ce qu'il voyait au loin? De son piédestal, voyait-il les hommes mieux que nous? Voyait-il Dieu? Ne voyait-il rien?
M. le curé m'avait dit, en m'expliquant les auteurs anciens:
«Mon enfant, les pensées forment un jeu de patience merveilleux; il s'agit de trouver entre elles un certain ordre. Tant que cet ordre n'est pas trouvé, elles clochent entre elles et nous font mal; quand vous le tenez, vous voyez Dieu.»
Oh! comme j'essayais de mettre de l'ordre dans mes pauvres pensées; mais j'étais trop jeune… Et personne ne m'aidait.
La nuit était presque venue, j'eus moins de honte à commettre une extravagance. Je ramassai dans l'ombre tous mes beaux désirs d'enfant, écornés déjà aux réalités de la vie, et, au risque d'être pris pour un insensé si quelqu'un m'entendait, je mis mes mains en porte-voix sur ma bouche, et criai au poète:
—Que voyez-vous? que voyez-vous? vous qui avez l'air d'être au-dessus de nous!
FIN
E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—9558-11-12