L'enfant à la balustrade
XIII
Nous rencontrâmes M. Clérambourg sur le pont. Nous n'avions pas à lui apprendre d'où nous venions. Il dit lui-même à mon père:
—Maintenant que c'est fait, je puis vous confier que par votre démarche vous avez rendu un fier service à Plancoulaine…
Mon père leva les sourcils et jeta son corps en prière.
—Oui, continua Clérambourg, Plancoulaine est à couteaux tirés avec Courtois, et il ne savait pas à qui confier le soin de ses affaires.
—Ah! dit mon père, j'aurais aimé savoir plus tôt que les choses en étaient à ce point: j'eusse fait là-bas meilleure figure.
Ces messieurs s'approchèrent du parapet et regardèrent la maison neuve, qu'on appelait déjà «le château Moche», et qui s'élevait au bout du pont, presque en face du jardin du presbytère. C'était une construction prétentieuse, avec deux petites tourelles crénelées, et une terrasse à balustrade, sur la rivière, le tout destiné à imiter et surpasser les agréments de la maison Colivaut.
—Courtois, dit M. Clérambourg, a eu la négligence de laisser construire ces tourelles sans consulter l'état des servitudes. Or, monsieur Phébus qui, depuis un an et plus, regarde placidement, de sa barque, pousser le château Moche, vient d'élever la prétention d'en faire raser la toiture et les tours, attendu qu'il est propriétaire d'une bicoque située derrière et qui jouit, sur le terrain Moche, d'une servitude de «non bâtir».
M. Phébus était debout dans sa barque au pied du mur du presbytère. La flotte de liège oscillait comme un pendule scandant la marche infaillible du temps propice aux haines patientes. Au-dessus de sa tête s'étendait le jardin en friche où les plantes, les bêtes et un saint homme louaient Dieu. La rivière sombre et profonde, toujours même et toujours nouvelle, coulait indifférente sous un doux ciel léger où semblaient voleter des jupes de ballerines.
Nous continuâmes notre chemin. Je me rappelais le retour de la visite aux Plancoulaine, qui avait marqué le début de notre période de malheurs. Le retour d'aujourd'hui en célébrait la clôture. Là-haut, au fin bout de la rue, la maison Colivaut ne représentait plus le but un peu chimérique de nos efforts; la maison Colivaut était à nous. Les passants, les boutiquiers ne nous regardaient plus comme des gens qui ont eu le front de regimber contre un caprice tyrannique unanimement accepté; ils nous enveloppaient de cette bienveillance qu'on n'accorde qu'à ceux qui se sont soumis à la loi commune. Nous étions désormais d'accord avec l'opinion publique.
Quelque chose, je ne sais quoi, en ma conscience d'enfant, se révoltait contre la platitude de ce résultat. Les péripéties de la guerre me plaisaient mieux que cette médiocre paix; je regrettais que l'aventure fût finie.
Nous montions la grande rue. Je marchais devant mes parents. Ils m'avaient appelé; je ne les avais pas entendus. J'allais toujours, l'esprit perdu dans des «imaginations». Le désir autrefois ressenti en montant dans la voiture de mon père, ce désir de fuite éperdue dans l'air libre, au-dessus des toitures, des campagnes, des routes et des rivières, me soulevait de nouveau avec ses suffocations et son vertige. Je voyais la rue qui montait, qui s'arrêtait à la porte aux pattes de biche et au mur à balustrade de la maison Colivaut; et je voulais que cette rue ne s'arrêtât point, qu'elle crevât la maison Colivaut, qu'elle escaladât la colline et, par delà la colline, qu'elle escaladât d'autres obstacles, qu'elle montât plus haut! Je gravissais ces pentes; je voyais se rapetisser Beaumont, se ratatiner son monde, et la maison Plancoulaine elle-même devenir quelque chose de moindre qu'une fourmilière… Alors, là-haut, je voyais… Je voyais quoi?… Ah!… voilà. J'avais beau faire effort, être certain que quelque chose apparaîtrait là-haut, un brouillard m'aveuglait.
J'arrêtai mes pas réels, au milieu de la place, devant la statue d'Alfred de Vigny. Ce grand homme de bronze, à la figure étrangère et hautaine, fut le premier objet qui me frappa au sortir de mon rêve. Était-ce lui qui émergeait du brouillard? était-ce lui qu'on voyait encore quand on regardait de plus haut que la maison Colivaut, de plus haut que la colline et de plus haut que d'autres collines encore? Des voix criaient derrière moi:
—Riquet!… Riquet!…
Je me retournai.
—Riquet! mais c'est Marguerite Charmaison!… C'est Marguerite Charmaison!
Je fis à part moi: «Ah! oui, Marguerite Charmaison, qui cherche depuis plus longtemps que moi! Marguerite Charmaison, qui a eu de plus grands désirs que moi-même. Elle doit savoir, elle, ce que l'on voit quand on s'est donné beaucoup de peine pour monter, pour escalader collines et collines!…»
—Riquet! Riquet!… On te dit que c'est Marguerite!
En effet, Marguerite Charmaison était là. Elle arrivait de Paris; elle présentait sa mère, que nous n'avions jamais vue à Beaumont. Elle savait déjà que nous venions de chez les Plancoulaine et nous en félicitait. Elle dit:
—J'irai vous annoncer une nouvelle.
D'une jeune fille ordinaire, cela eût signifié évidemment un mariage. Mais de Marguerite, que pouvait-on prévoir avec assurance? Peut-être avait-elle vendu un tableau à l'État? ou découvert une nouvelle vocation? peut-être avait-elle recouvré ses goûts anciens: elle entrait au théâtre? elle se faisait religieuse? elle décidait de pleurer sa vie entière le souvenir du jeune lord anglais ou du grand cardinal?… Ou bien elle avait culbuté la philosophie allemande?… émancipé le sexe féminin?… découvert la formule de l'Art?… Rien de tout cela ne me paraissait ridicule ni au-dessus des forces de Marguerite. Je résumais mes suppositions en disant: «Qu'elle a de la chance! elle a trouvé!»