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L'enfant à la balustrade

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II

A mon grand chagrin, je revis rarement Marguerite Charmaison, parce que j'habitais encore la campagne, tandis que ma jeune amie, qui était la fille d'un député de Paris, ne venait à Beaumont qu'aux vacances, voir la grand'maman Charmaison. Sa mère, très parisienne, aimait mieux les plages; son père, absorbé par la politique et le goût des arts, partageait son temps entre ses électeurs et l'hôtel Drouot.

Moi, j'étais à Courance avec mon grand-père et ma grand'mère Fantin, qui vivaient là, modestement, d'une petite rente que ma tante Planté leur avait léguée. Ils se félicitaient que mon père n'eût pas la place de me loger chez lui à Beaumont, ce qui l'obligeait à me laisser auprès d'eux.

Je ne fréquentais point d'enfants. Le pays n'était pas très beau; mais l'habitude de m'y promener seul ou silencieux, autrefois, aux côtés de ma tante Planté, qui ruminait toujours de graves affaires, avait fait naître en moi, dès cet âge, je ne sais quel contentement à revoir sans cesse les mêmes allées de noyers, les mêmes bois de sapins, les mêmes prairies; à respirer la même odeur en passant devant la porte ouverte d'une grange, dans une cour de ferme ou à la lisière de tel bois; à entendre le bruit du vent dans les chênes ou dans le feuillage des pins. Mes idées d'enfant se mêlaient à ces choses accoutumées comme, chez les enfants des villes, elles se mêlent à des visages; et je revenais à la maison avec la satisfaction que l'on a après avoir causé avec quelqu'un. Oh! tout cela ne me disait pas des choses transcendantes; je ne savais même pas ce que cela me disait, mais je me souviens très bien que mon cœur était léger, léger, et comme soulevé. C'est ce qui était cause, probablement, que lorsqu'on me parlait de Dieu, par exemple, je le voyais passer au-dessus des blés et au travers des sapins sous la forme d'un souffle,—si l'on peut dire,—d'un souffle doux et fort qui emporte le cœur et donne envie de pleurer.

Les paysans, les fermiers me saluaient au bord des chemins, ou, de loin, au milieu d'une vigne, redressaient l'échine, portaient la main à leur casquette et restaient un bon moment tout debout, à me regarder passer. C'est qu'ils voyaient encore à côté de moi l'image de ma tante Planté, avec qui ils m'avaient si souvent rencontré. Je sentais que ce n'était pas moi seul qu'ils regardaient; cela me rendait sérieux et me faisait courir quelquefois un frisson. Quelques années auparavant, on m'avait encore regardé comme cela parce que j'avais perdu ma mère, et partout où je me montrais, les yeux semblaient attirés par le vide que sa mort avait creusé à côté de moi.

A mesure que nous grandissons, nous traînons ainsi un cortège d'ombres apparent pour les yeux amis, et qui d'année en année s'accroît, mais aussi s'allège en proportion, grâce à la brièveté des mémoires.

Une ou deux fois par semaine, je rencontrais sur la route la voiture de mon père, qui venait nous faire visite. Il arrêtait son cheval et me faisait asseoir entre sa femme et lui.

J'étais prévenu contre cette femme par ma grand'mère, qui ne l'aimait pas, d'abord parce qu'elle lui rappelait péniblement sa fille; ensuite parce qu'elle était née en Amérique, quoique d'une famille française; enfin parce qu'on la jugeait trop jolie pour être ce qu'on appelle en province une femme comme il faut. Je ne parvenais pas à avoir pour elle une complète indifférence, parce que j'aimais sa jeunesse et sa figure et parce qu'elle sentait délicieusement bon. J'avais vécu parmi des vieillards, et j'étais naturellement attiré par sa fraîcheur. L'embarras que j'éprouvais à la voir provenait de la difficulté de lui donner un nom.

Mon père m'avait ordonné de l'appeler «maman»; ma grand'mère me l'avait défendu: «Donne-lui tous les noms que tu voudras, m'avait-elle dit; mais celui-là, jamais! entends-tu bien, jamais! On n'a qu'une maman; la tienne est au ciel: raison de plus pour lui réserver ce nom dans tes prières… Mon Dieu! mon Dieu! si elle t'entendait, de là-haut, le donner à une autre!…» Dans son bonnet noir, elle faisait une tête si extraordinaire, en disant cela, qu'elle me communiquait une religieuse terreur. Je ne savais pas du tout quel parti prendre. Au lieu de dire à mon père: «Bonjour, papa,» je l'embrassais lui-même sans rien dire; puis j'embrassais sa femme, autant que possible en riant très haut, pour faire du bruit. Cela ne réussissait pas toujours. S'il me faisait observer: «Eh bien! on dit bonjour…» je disais: «Bonjour.—Bonjour qui?—Bonjour, papa.—Mais, à elle?—Bonjour… ou… ou…» Dieu! que j'étais malheureux! Et le supplice recommençait si elle me faisait un cadeau, ce qui arrivait souvent, car elle désirait conquérir mon amitié. Il fallait dire merci.—«Merci qui?…» J'en ai encore la chair de poule!

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