L'enfant à la balustrade
XIX
Nous atteignîmes la date de la soirée. Finalement, après cent hésitations, le docteur Troufleau allait chez les Plancoulaine. Il ne ferait qu'y paraître.
—Oh! disait petite-maman, si j'étais tellement, tellement travestie que personne ne pût me reconnaître…
Il y eut, dès la veille, un mouvement inusité dans la ville. Au dernier moment, chacun manquait de quelque chose; on courait dans la Grande-Rue au magasin de madame Virevolière, au bureau de tabac et jusque chez le pharmacien. Pour quels détails de déguisements? Ces petits mystères excitaient les imaginations. Quelqu'un avait besoin d'une pipe, d'un bonnet de coton, peut-être? et, qui sait? d'un accessoire indispensable à M. Diafoirus. La petite bonne de M. Clérambourg, celle qui était venue réclamer le sabre, accourut à sept heures chez le boucher, non loin de chez nous. Nous sûmes que la bedaine de Gargantua, étant en baudruche, avait éclaté, et que M. Clérambourg faisait demander des vessies de porc.
Avant neuf heures, tout Beaumont était aux portes pour voir défiler les invités travestis. Les plus curieux s'étaient transportés sur le pont; au moins, là, était-on sûr de n'en manquer aucun. La nuit était sombre, l'air vif, mais supportable. Petite-maman n'avait pas dîné.
Elle s'était, d'un tour de main nerveux, frayé un passage à travers la mêlée des meubles du salon, dont les fenêtres donnaient sur la rue. Et elle se tenait derrière le rideau. Elle avait eu une si violente migraine qu'on lui avait entouré le front d'un bandeau humide.
Le docteur Troufleau arriva avec le grand carton qui contenait son costume de professeur de sciences physiques et naturelles. Pour distraire la malade, il voulut le mettre. Il alla dans le corridor ôter sa redingote. Le brave garçon, il l'ôta! Petite-maman ne prit seulement pas garde à lui. C'était les autres qu'elle voulait voir. Quels autres? Dans notre rue passeraient probablement le receveur de l'enregistrement, le greffier de la justice de paix, une ou deux familles venant de la campagne en voiture. Le beau fretin!
Troufleau était debout, près d'elle, en professeur de sciences physiques et naturelles.
—Mais, mon pauvre ami, vous ne pouvez seulement pas marcher, sous vos oripeaux! C'est beaucoup trop long pour vous.
Il s'était pourtant donné beaucoup de peine à draper la robe avec des épingles de nourrice. Il alla philosophiquement quitter son costume et reparut en redingote.
Une voiture parut. Des badauds audacieux s'avançaient de chaque côté du cheval, une lanterne à la main, pour voir les costumes. Le cheval se cabra; il faillit y avoir une bagarre. Un juron fut lancé de l'intérieur de la voiture, puis un cri de femme. On reconnut M. le marquis de La Musaraigne, qui conduisait lui même. Il avait un petit chapeau mou, mais le cou engoncé dans une fraise à la Henri IV. Dans le court moment de l'arrêt, on avait perçu un bruit de fer. Le marquis portait-il une armure?
Petite-maman avait ouvert la fenêtre. Dès lors elle ne se contint plus; elle dit à son mari:
—Sortons! Allons voir!
Et elle fit sauter son bandeau.
—Il fait nuit noire, ajouta-t-elle; personne ne nous apercevra.
Mon père ne voulut pas la contrarier. Le docteur fit porter son carton dans sa voiture et commanda à son groom d'aller l'attendre sur la route, près de l'entrée du parc des Plancoulaine.
—Nous vous conduirons jusque-là.
Nous nous faufilions dans la foule, qui, au carrefour, était compacte. Nous ne vîmes pas le nez d'une des personnes travesties, car, informées de cette curiosité, elles avaient dû gagner le pont par les petites rues; mais, au pont, elles ne pouvaient échapper.
—Allons au pont!
Des gens qui nous reconnaissaient, invariablement mettaient la main sur la bouche et chuchotaient. Quelqu'un, sur la place, lança tout haut, quand nous fûmes passés:
—Il y en a qui bisquent de ne pas en être!
Une autre voix jeta à notre adresse:
—C'est fier comme Artaban! Ça aime mieux vivre dans son trou comme des ours…
—Voilà à quoi on s'expose! dit mon père.
—Oh! mais, je ne suis pas embarrassée. Si tu veux que je leur réponde?…
Nous pressâmes le pas. Sur le pont nous vîmes les voitures. Il en passa dix, quinze, vingt; on en compta trente-quatre. Il y avait des calèches, des omnibus, des cabriolets, des breaks fermés par des rideaux. La lumière des lanternes éclairait le flanc des chevaux, mais aveuglait nos yeux. On reconnaissait les équipages; on ne distingua pas trois figures.
Mon père voulait rentrer; mais nous conduisîmes le docteur jusqu'à sa voiture, c'est-à-dire fort loin, hors du faubourg, derrière une des clôtures du parc Plancoulaine.
Là, en pleine nuit, entre deux noyers, Troufleau endossa son costume à la lueur d'une lanterne; puis il monta dans son cabriolet pour pénétrer dans le parc. Il ne voulait pas non plus arriver le dernier; il tenait surtout à ne pas être remarqué.
—Allez donc! fit petite-maman, puisque vous êtes si pressé.
Nous vîmes le cabriolet se dissoudre dans l'ombre, d'abord. A l'entrée du parc, un fanal brillait, accroché à un poteau blanc. Le cabriolet reparut, puis nous fut caché brusquement. Nous étions seuls sur la route. Petite-maman escalada le talus du fossé.
—Je suis sûre qu'on voit de là, disait-elle.
En effet, entre deux massifs d'arbres dénudés par l'hiver, on comptait quatre baies lumineuses. D'un peu plus haut, on eût vu le mouvement dans les salons. Mais la maison était à deux cents mètres de nous; le bruit nous parvenait à peine. Nous restâmes là dix minutes. Les voitures n'arrivaient plus. Mon père tremblait que quelqu'un nous reconnût. Autour de nous c'était le silence de la campagne. Tout à coup, comme un coup de vent, la musique nous secoua: on attaquait une valse.
Petite-maman dit elle-même:
—Allons-nous-en! allons-nous-en!
C'était un cruel moment pour une jeune femme.