← Retour

L'enfant à la balustrade

16px
100%

XX

Le lendemain matin, de très bonne heure, j'entendis fermer des portes, ouvrir des portes; des portes laissées ouvertes claquaient au vent; mon père descendait plus tôt que de coutume, tandis que Coqueugniot criait dans la cour:

—Avez-vous prévenu le patron?

Habituellement, la mère Fouillette venait m'éveiller très tard, quand elle y pensait, ou quand elle en avait le loisir, et encore avec des précautions. Elle ouvrait la fenêtre et chantait, d'une vieille voix cassée, des chansons du temps de sa jeunesse.

Ce matin, point de chanson! La bonne femme entra précipitamment et me dit:

—On coupe les arbres de chez madame Colivaut!

Je ne dis rien, mais pensai:

«On achève papa.»

La mère Fouillette avait les larmes aux yeux.

Je vis mon père dans la salle à manger. Il tournait autour de la table; il n'avait pris que le temps de passer son pantalon; ses bretelles tombaient et lui battaient les jambes. Sa chemise de nuit était légère; du plat de la main, il se garantissait contre l'air du dehors. Coqueugniot lui parlait, de la petite cour. Il essayait de le consoler en lui disant que le voisinage des arbres n'est pas si sain, puisqu'il vous procure les moustiques, qui sont «le véhicule» de nombreuses maladies.

—Taisez-vous donc! disait mon père.

Il avait fort envie d'aller voir jusqu'à quel point on abîmait ces arbres; mais il ne voulait pas être aperçu à cette hécatombe exécutée contre lui. Quand je lui demandai la permission de sortir, il ne me la refusa pas et dit à Coqueugniot:

—Accompagnez donc le petit!

Je m'élançai dans la ruelle qui contournait la propriété de madame Auxenfants et aboutissait sur la Grande-Rue, à cinquante mètres de la maison Colivaut. De nombreux curieux stationnaient déjà; quelques hommes prudents faisaient eux-mêmes la police et écartaient du coude les badauds, afin d'éviter un accident.

Je vis au plus haut du marronnier deux hommes, l'un armé d'une serpe, l'autre d'une scie, qui s'escrimaient avec ardeur contre les branches. Afin d'épargner les toits voisins dans la chute, on voulait dégarnir peu à peu le bras condamné avant de le scier au ras du tronc. Deux grands câbles tombaient de là-haut, l'un à gauche, l'autre à droite de la rue, maintenus chacun par une brochette d'hommes. Le branchage pleuvait. Des gamins s'aventuraient pour ramasser une brindille ou un vieux nid d'oiseau qui venait de s'aplatir sur le sol. On entendait des femmes injurier les jeunes téméraires; les pères leur tiraient les oreilles. Coqueugniot disait:

—La matinée ne s'achèvera pas sans qu'il y ait à enregistrer quelques bonnes «luxations».

L'ouvrage avait dû être entrepris dès la pointe du jour, car on constatait de grands dégâts. Le sol était jonché de bois; la maîtresse branche du marronnier était découronnée, et sur l'écorce noirâtre de l'arbre, les mille blessures fraîches se distinguaient nettement en un ton clair et semblaient, de loin, une compagnie d'oiseaux inconnus.

Tout le monde jasait, disait son opinion. M. Fesquet avait monté bien des têtes; mais l'instinct faisait, en général, déplorer la perte de ces beaux arbres anciens. On causait aussi de la fête Plancoulaine. Ceux qui y avaient assisté dormaient maintenant; mais les domestiques, qui les avaient vus au retour, répandaient des détails. Le docteur Chevalière avait eu «un succès étourdissant». Et, de ce que ce jeune médecin eût été si remarquable au bal costumé, on eût dit que chacun des habitants de Beaumont était fier. Il n'était pas du pays; qu'importe? On l'adoptait à cause de son succès. Troufleau était bon médecin, chirurgien remarquable, et penché par un réel amour vers les humbles gens; il les soignait avec le dévouement d'une sœur de charité; il avait sauvé nombre de leurs enfants; il ne réclamait pas d'honoraires aux petites bourses: on l'appelait «Troufleau»; de l'autre, on disait, avec une nuance de déférence: «Le jeune docteur Chevalière».

Il y avait en face de la maison Auxenfants une grange appartenant à un nommé Taillasson. Taillasson était là en proie à une grande colère, prétendant et démontrant qu'on allait défoncer sa toiture. M. Fesquet, pris à partie par lui, lui prouvait que non. Ils s'injuriaient.

Là-dessus, madame Auxenfants fut saisie par la peur. Puisque Taillasson était si convaincu que l'on allait laisser choir la branche sur son toit, c'était donc qu'en sa jugeotte cet homme méprisait les calculs «soi-disant mathématiques» élaborés par Fesquet pour dévier la chute vers le plus large espace libre: Taillasson n'était pas un imbécile. Alors elle chaussa cette idée que, lorsque le marronnier aurait défoncé le toit de la grange, l'orme, plus haut que le marronnier et, de l'aveu unanime, plus délicat à abattre, allait, de toute sa masse, crouler sur son immeuble.

Descendue dans la rue et mêlée au groupe de Taillasson et de Fesquet, c'était Taillasson qu'elle soutenait, disant, comme lui, que l'on n'avait pas pris le quart des précautions «les plus élémentaires». La compagnie d'assurances ne prévoyait pas les risques de cette nature; mieux eût valu pour elle voir flamber sa maison.

M. Fesquet, jaune, les mains au gousset, pivotait sur lui-même, pestait, lançait des mots à la vinaigrette. Asticoté, piqué lui-même, poussé à bout, il en vint à dire à sa propriétaire:

—Voilà vingt-cinq ans que je le pense: vous n'êtes qu'une vieille bête!

—Gredin! dit madame Auxenfants.

—… Une vieille pipelette!

—Morveux!… morveux! répliquait-elle.

Affolée, elle prenait les premiers venus à témoin que l'on s'était joué d'elle, que c'était Fesquet qui avait voulu massacrer les arbres et non pas elle; que Fesquet était coléreux, qu'il avait fait cent mauvais tours à tel et tel, et écrit autant de lettres anonymes; qu'enfin, à elle, il lui devait sept mille francs. Fesquet, trahi, la rudoya. Il la poussait de la poitrine, du ventre et du genou; il voulait l'obliger à rentrer chez elle, à fermer la bouche. Elle menaça de faire appeler la gendarmerie. D'ailleurs on la défendit; d'honnêtes citoyens s'interposèrent.

—C'est une femme! disaient-ils au bouilleur de cru, et elle pourrait être votre mère.

—Nigauds!… dadais!… répliquait Fesquet en refoulant toujours son hôtesse.

Mais par son attitude incivile il molestait l'opinion. Des gens modérés lui criaient:

—Allons! allons!… Tout le monde sait que vous êtes un grincheux.

On commençait à le toucher aux omoplates, en la région lombaire; il se faisait tarabuster.

Tout à coup, on entendit des injonctions:

—Arrêtez! Arrêtez!…

Quelqu'un dit, à côté de moi:

—Enfin! c'est la justice. Voilà sans doute un ordre supérieur!

—Arrêtez! répétait-on. Ne coupez plus!

Plusieurs hommes, la main en cornet sur la bouche, lançaient ces paroles vers l'homme à la scie et l'homme à la serpe, dévastateurs des hautes branches. Dans le feu de leur travail, ceux-ci n'entendaient point, ou bien distinguaient mal ces cris parmi les vociférations et les murmures de la foule.

Soudain nous vîmes déboucher au tournant de la route, sous la terrasse de madame Colivaut, une carriole lancée à fond de train. Coqueugniot m'empoigna par la main et me jeta de côté en me faisant fort mal. Nous avions vingt personnes sur le dos, les unes debout, pressées, jurant, les autres par terre et hurlant. Je pensai: «Voilà les luxations.»

C'était pour ouvrir la voie à cette voiture qu'on avait crié aux élagueurs: «Arrêtez!» Mais cette voiture n'était pas le char de la justice, c'était la voiture d'un marchand de bestiaux; elle contenait six veaux étendus sur la paille. Voyant que les branches tombaient toujours, cet homme avait fouetté son cheval pour passer rapidement sous la grêle. Il y eut plusieurs entorses et des contusions. La responsabilité fut portée sur Fesquet. On lui dit qu'il se moquait du peuple; on l'appelait assassin. Bon nombre de ceux qui avaient été gagnés par lui à la cause de l'élagage désertaient. Or, abandonne-t-on jamais un parti sans se retourner contre lui violemment?

Taillasson n'avait pas lâché prise. C'était un gaillard solide, haut, large, trapu, qui n'eût fait qu'une bouchée de M. Fesquet. Son infériorité physique, trop manifeste, sauva celui-ci; car le colosse, qui un moment faisait mine de lui masser la chair entre ses doigts, le dédaigna. Mais, à présent, Taillasson s'était mis en tête de sauver le contenu de sa grange. Il en avait ouvert les portes à deux battants, et il s'exposait à la chute des branches pour déménager avant que s'effondrât la toiture.

On lui criait:

—Mais, Taillasson, vous allez vous faire casser la tête!

—Tant mieux! répondait-il. C'est lui qui en paiera les morceaux!… C'est-y moi qui ai commandé le gâchis?

Il désignait M. Fesquet et la chaussée, pareille au sol d'une forêt en exploitation.

M. Fesquet lui lança de loin:

—Coquin! vous avez signé la pétition!

C'était exact. Comme tout le monde, Taillasson avait signé la pétition. Mais entre signer un papier et approuver le fait accompli, virtuellement contenu dans le cercle fanfaron du paraphe, il y a un abîme que l'esprit de Taillasson ne franchissait pas.

Sous l'averse de bois, Taillasson déménageait la grange; il avait sorti un moulin à battre le blé, des garde-manger en toile métallique, une bascule, des cages à poulets. Enfin parut un gendarme. Il s'avança lentement, se fit expliquer, ne comprit point, mais alla vers Taillasson et lui commanda de ne pas s'exposer. Taillasson prit son temps pour réintégrer les objets dans la grange. Une branche de la grosseur de sa cuisse tomba, de vingt mètres, à un demi-pas de lui. Des femmes poussèrent un cri; un homme sensible assura que l'imprudent était mort. Mais Taillasson fut aperçu debout, indemne. Alors la colère tourna contre lui, et M. Fesquet reprit de l'avantage. Il disait autour de lui:

—C'est un crétin! Vous voyez bien que c'est un crétin!

—Le fait est… murmurait-on.

—A quoi bon tout ce tapage? Pas une ardoise ne sera seulement écornée!… Le premier venu peut juger d'ici où tombera la maîtresse branche.

Mais des allusions aux entorses causées par la voiture rejaillissaient çà et là. Il y avait à cette heure quatre personnes à la pharmacie Patout.

Chez madame Colivaut tout était clos. On eût dit que la vieille dame avait quitté le pays. Mais vers dix heures, quand la maîtresse branche, sciée aux trois quarts, au ras du tronc, se déchira en craquant et tomba au milieu de la chaussée avec le fracas du tonnerre, une persienne fut poussée comme par un ressort, et l'on vit la tête de madame Colivaut, en bonnet blanc à rubans bleus. On supposa qu'elle regardait depuis le matin par la persienne ajourée.

Personne de blessé; pas une tuile ébranlée aux toits.

—Voilà, opina Fesquet, de l'ouvrage proprement exécuté!

—Le fait est… dit-on autour de lui.

Et on s'approcha. On alla voir de près l'énorme blessure blanche du marronnier réduit de moitié. Elle avait la largeur d'un siège de fauteuil. La scie, bien dirigée, avait fait une entaille unie, parfaitement plane. Ce bois était frais, la sève y suintait; on s'y fût poissé les doigts.

Quelques-uns admiraient le travail. Le pauvre marronnier manchot, son unique bras dirigé vers la maison Colivaut, semblait tourner le dos à la rue. Sur la rue, au-dessus de la grange de Taillasson, plus rien que le ciel de mars, où couraient des nuages gris.

Alors, on s'attaqua à l'orme.

Chargement de la publicité...