L'enfant à la balustrade
IV
Le dimanche, nous nous rendions grand-père, grand'mère et moi, à la messe de Beaumont. Puis l'on déjeunait chez mon père, et, l'après-midi, l'on se rendait, avec tout ce qui avait un nom dans la ville, chez les Plancoulaine.
On privait les enfants d'aller chez les Plancoulaine lorsqu'ils n'avaient pas été sages. Je ne saurais dire au juste ce qui attirait dans cette maison, car madame Plancoulaine avait au menton la barbe d'un pâté de ménage qui moisit; elle embrassait trop fort et trop longuement, et n'offrait que du «raisiné», une confiture épaisse et fadasse que l'on puisait dans des jarres de grès; enfin M. Plancoulaine était quelque chose comme un ogre.
Rien ne vaut contre les faits et les habitudes: c'est chez les Plancoulaine qu'on allait, chez eux que l'on se rencontrait, chez eux que l'on avait plaisir à se voir.
Le déjeuner chez mon père n'exerçait pas la même fascination; d'ailleurs, il était d'institution récente. On s'était imposé, d'un commun accord, cette occasion hebdomadaire de se réunir,—comme il arrive parfois dans les familles,—afin d'échapper à la tentation de ne se point réunir du tout. Et cette institution ne remontait pas plus haut que l'époque de la grande querelle survenue à propos de «la tache». Mon père n'ayant pu se tenir de rapporter à sa femme les propos de grand'mère, il y avait eu, à la première entrevue entre les deux femmes, une algarade qui avait dû, au bout d'une heure, s'apaiser et se terminer par des concessions réciproques ou des excuses, scellées d'une invitation à déjeuner. Cela se passait au milieu de la semaine.
—Voulez-vous demain? avait proposé la jeune femme.
—Attendons jusqu'à dimanche, avait dit grand'mère, bien des choses se tasseront d'ici-là.
On avait remis le déjeuner au dimanche.
On s'y trouvait un peu contraints, la mésintelligence fondamentale demeurant la même, malgré les plus loyaux efforts à la dissimuler.
Je m'en tirais, quant à moi, à assez bon compte, depuis l'heureuse inspiration qui m'avait permis un beau jour, d'inventer un nom à donner à la femme de mon père. Pour un cadeau qu'elle m'avait fait, j'avais dit encore et comme toujours: «Merci.» D'ordinaire, c'était mon père qui m'objectait aussitôt, d'un ton impératif: «Merci qui?…» Cette fois, elle-même me dit, d'une voix douce, en approchant de ma bouche sa joue parfumée: «Merci qui?…» Mon cœur battit; je crus, certes, commettre un sacrilège vis-à-vis de la mémoire de ma mère; mais un terme moyen, un terme qui me paraissait ménager les exigences des uns et des autres, m'était venu, et je m'en servis. Je dis: «Merci, petite-maman.» Elle courut en faire part à mon père, qui fut ravi, m'embrassa et n'appela plus sa femme, dans ses rapports avec moi, que du mot composé que j'avais trouvé pour ne pas dire «maman». Néanmoins, devant ma grand'mère, je trouvais «petite-maman» encore un peu fort et trop rapproché du mot qu'elle m'avait défendu d'employer, et je disais «petite-mère», par une nuance subtile.