Les gens de théâtre
VII
LE PHARE DRAMATIQUE
En l'an 18.., il y avait des bas-fonds dans le journalisme.
Le progrès depuis lors les a desséchés et purifiés, — nous aimons mieux le croire que d'y aller voir.
Nous pourrions d'ailleurs citer deux, trois et dix feuilles consacrées à la spécialité théâtrale, et toutes remplissant aujourd'hui avec une parfaite dignité leur tâche souvent difficile.
Mais en l'an 18.., il y avait les bas-fonds dans le journalisme.
Dans ces bas-fonds on se livrait à des pratiques commerciales sur le compte desquelles je m'étonne qu'un amateur curieux n'ait pas encore interrogé le code.
Car enfin…
Vous avez une poche ; dans cette poche flâne une bourse, — habitée.
Un individu s'approche ; il glisse adroitement la main et opère un virement de fonds non prévu par la finance.
Le tout — notez-le bien — sans avoir eu recours à la moindre violence, sans même que vous ayez rien senti.
Nonobstant, un sergent de ville survient, empoigne l'individu, le conduit au poste, et — il est condamné à un séjour plus ou moins prolongé dans certains édifices où l'État a la délicatesse de ne pas faire payer de loyer à ses locataires.
Bien, — très-bien.
Au lieu de cela, vous avez comme précédemment une poche et une bourse.
Un individu s'approche de même que devant : seulement l'individu vous met sous la gorge un morceau de papier imprimé et vous tient à peu près ce langage :
« Monsieur, madame ou mademoiselle,
» Vous êtes artiste ; la réputation est par conséquent le plus clair de votre patrimoine.
» Regardez ceci.
» Avec ce petit papier, je puis démontrer à tel nombre de gens que vous n'avez jamais eu, n'aurez jamais, ou n'avez plus aucun talent.
» En d'autres termes, je suis à même de vous égorgiller un brin.
» Vous plaîrait-il de dénouer les cordons de cette bourse cachotière, qui a l'air d'avoir des secrets pour moi?… »
Sur ce, vous payez, — et l'avare Mazas ne réclame pas sa proie!
Serait-ce que la violence constitue dans le second cas une circonstance atténuante?
Non! Décidément je ne me sens point assez fort légiste pour de pareilles casuistiques, et j'aurais sans scrupule logé gratuitement dans les édifices cités plus haut le directeur du Phare dramatique.
Un homme charmant, en vérité!
Il avait toujours des gants frais, des chemises fines, des bottes vernies et des chapeaux luisants.
Il avait même une particule — seul cadeau qui ne vînt pas d'autrui et qu'il se fût fait lui-même.
Quand Chamonin et son protégé se présentèrent dans son cabinet, il était occupé à parcourir, en compagnie d'un employé qui s'éclipsa aussitôt, une liste de noms, précédés ou suivis de signes divers.
Chamonin, qui n'y voyait pas plus loin que le bout de sa petite vanité provinciale et ignorait dans quel guêpier se fourvoyait sa littérature épistolaire, tendit la main à son directeur et lui présentant sa suite :
— Un de mes amis, mon cher maître. Monsieur Athanase Briquet, qui vient à Paris avec l'intention de travailler pour le théâtre… Permettez-moi de le recommander à votre bienveillance…
— Comment donc!… Les amis de nos amis… D'ailleurs, nous sommes toujours heureux de compter les auteurs nouveaux dans notre clientèle.
Le directeur avait souligné le dernier mot.
— Monsieur voudra bien, ajouta-t-il, nous laisser son adresse ; on lui enverra le journal et à son premier ouvrage, si, comme je n'en doute pas, il promet et il tient…
Ces deux verbes avaient encore été soulignés adroitement.
— Pardon, monsieur, dit Athanase, mais j'aurais un service plus immédiat à vous demander. Vous ne pourriez pas me donner des nouvelles de Mlle Eulalie?
Cette maudite question produisait toujours un effet fatal.
Le directeur du Phare fronça le sourcil et regarda Chamonin d'un air qui voulait dire :
— Quel idiot m'amenez-vous là?
Après quoi, tout haut :
— Mademoiselle Eulalie?… J'avoue ne pas connaître dans les célébrités parisiennes…
— Elle jouait les dugazons à Gérizy la semaine dernière, et l'on m'a assuré qu'elle avait un engagement ici.
— Mon cher monsieur, désolé ; mais — si complet que soit notre journal — nous ne tenons pas l'article Voyage des dugazons… Chamonin, j'aurais un mot à vous dire en particulier.
La formule ne prêtait guère à l'équivoque. Athanase se leva.
— Attendez-moi un instant dans le bureau, fit Chamonin.
L'ex-clerc attendait en effet depuis plusieurs instants, lorsqu'un bruit soudain vint frapper son oreille.
Du côté du cabinet directorial retentissaient des éclats de rire auxquels son nom se trouvait mêlé.
— J'ai été ridicule, pensa-t-il en promenant avec embarras les yeux autour de lui pour s'assurer qu'il n'y avait pas de témoins de sa déconvenue.
Le bureau était vide ; mais ses regards avaient rencontré un papier qu'en sortant le caissier avait laissé sur la table.
C'était la liste qu'avait remarquée Athanase au moment où il entrait dans le cabinet directorial. Elle commençait ainsi :
— MADAME L…, rue Sainte-Anne. — Abonnement simple ; trois mois. Entre parenthèses, une main, celle de monsieur le directeur, sans doute, avait ajouté : — Quelques phrases de compliment banal à l'occasion.
— MONSIEUR M…, ténor, rue des Martyrs. — N'a pas encore renouvelé. — Écrire au critique musical de lui consacrer une demi-colonne aigre-douce pour dimanche.
— MONSIEUR N…, rue Saint-Honoré. — Désabonné à dater du 15. — Attaques hebdomadaires.
— MADEMOISELLE V…, rue Mogador. — Abonnement de six mois. — Formules gracieuses sans exagération.
— MADEMOISELLE P…, rue Verte. — Double abonnement de deux ans, payé d'avance. — Grande artiste. — Six articles de fond et une lithographie dans le courant du premier trimestre.
— MONSIEUR V…, baryton, arrivé cette semaine. — Se présenter à son hôtel pour savoir sur quel pied il compte…
Athanase n'en lut pas davantage, et gagnant la porte : Mieux vaut encore, pensa-t-il derechef, être ridicule que coquin!