Les gens de théâtre
VIII
L'HOMME A L'ABSINTHE
Il était plein de bons sentiments cet Athanase Briquet. — Pauvre garçon!
Je dis : pauvre garçon! parce qu'au dix-neuvième siècle les bons sentiments font rarement les bonnes affaires.
S'il existait un homme Montyon digne de tous les prix de vertus fondés ou à fonder, je ne donnerais pas douze cents francs par an de son avenir. Soyez confiant, on vous dupe ; dévoué, on vous exploite ; modeste, on vous passe sur le dos ; — et ainsi du reste de la litanie.
Encore sous le coup de sa juste mais candide indignation, le naïf avait regagné l'hôtel meublé où il était descendu et qu'il avait eu soin de choisir dans le quartier des théâtres, — à deux pas du boulevard du Temple.
La journée — au milieu de toutes ces diverses pérégrinations — s'était promptement écoulée. Il était huit heures quand il rentra dans sa chambre, décorée de l'ameublement classique : lit à rideaux de calicot, vieux secrétaire, guéridon à dessus de marbre et toilette-lavabo.
La cheminée était veuve de toute flamme, le carreau de tout tapis. On aurait dit une cellule de prison.
— Brrrou! grimaça-t-il, qu'il fait froid et triste ici!… A Gérizy du moins…
Il avait allumé une bougie.
— Voyons! voyons! secouons ces idées-là… Parbleu! j'y pense. Je n'ai pas dîné, ce doit être la cause de ma mélancolie. Si les grandes pensées viennent du cœur, les grandes tristesses viennent de l'estomac… Un mot à garder pour ma comédie future…
Il sonna le garçon, qui remonta bientôt avec un spécimen de bouilli, un débris de veau rôti, un semblant de légume et un détritus de salade ; — le dîner de la table d'hôte attachée à l'établissement.
— Non!… Décidément, je ne suis pas en train… Ce veau entame avec mon énergie une lutte que je ne me sens pas le courage de continuer… Je ne sais si je m'abuse, mais la viande que me donnait le patron à Gérizy me semblait moins récalcitrante.
Encore ces souvenirs!…
Le fait est que, pour ma première journée, je n'ai pas précisément obtenu un succès sans nuages.
La façon dont ce brutal portier entend l'hospitalité et celle dont cet étrange directeur de journal entend la délicatesse ne sont pas faites pour me causer des transports d'enthousiasme… Et n'avoir pas seulement pu retrouver ses traces! Où est-elle?
L'image d'Eulalie venait de traverser la cervelle d'Athanase, il n'en fallait pas davantage pour l'exalter.
— Lâche!… Parce que la route n'est pas semée de fleurs, je me découragerais… Comme si tout Paris devait deviner qu'un naturel de Gérizy est arrivé dans ses murs et venir lui offrir sur un plat d'argent les clefs de tous ses théâtres!…
Mais avec de la persévérance… J'ai deux mille cinq cents francs en portefeuille. Le fruit des économies que je faisais pour acheter l'étude du patron… C'est du pain pour deux ans… et en deux ans…
Il tira un de ses manuscrits de sa malle, mais la fatigue l'emporta. Sa tête retomba sur sa poitrine. Il dormait, il rêvait même.
Dans son rêve, il voyait les directeurs assiéger sa porte ; il les recevait du haut d'un trône, ayant à ses côtés Eulalie en costume de reine moyen âge. Des vivats ébranlaient les fenêtres. C'était la foule qui au dehors criait : Vive Athanase Briquet! Vive notre grand écrivain!…
A une heure du matin, il était encore endormi sur sa chaise. La bougie allait finir, mais son rêve continuait toujours, quand il fut réveillé en sursaut par le choc de sa porte ouverte avec fracas.
Un homme ivre entrait en trébuchant et en chantant à tue-tête un couplet de facture sur l'air de la Famille de l'Apothicaire :
Tiens!… quelqu'un chez moi… comme dans la Rue de la Lune!… Noble étranger, je suis votre serviteur.
L'ivrogne entamait l'air de la Colonne…
— Pardon, monsieur, dit Athanase à demi réveillé, que demandez-vous?…
— Ce que je demande!… Elle est bonne, par exemple!… Ce que je demande… Mon lit donc!…
Il sera d'autant plus de circonstance que mes jambes…
L'ivrogne passait à l'air du Cabaret de Lustucru.
— Encore une fois, monsieur, je suis ici chez moi. Vous vous trompez.
— Ah! elle est bonne celle-là!… Comme dans Un Matelas pour deux… Je l'ai joué, moi, Un Matelas pour deux… Un crâne vaudeville encore et avec des couplets un peu chics…
Le chanteur détonnait l'air de J'en guette un petit de mon âge.
— Monsieur, je vous en prie…
— C'est moi qui vous en prie… Je ne peux pas me coucher devant vous… Le respect des convenances… Tiens! poursuivit l'ivrogne en s'approchant de la table d'un pas mal affermi… vous faisiez une pièce en m'attendant. Il y aura un rôle pour moi, n'est-ce pas? Un rôle très-gai ; parce que moi la gaîté, c'était mon fort!…
— De grâce…
— Parole d'honneur, c'était mon fort, et le couplet aussi :
— Monsieur, je vais être obligé d'appeler…
— Certainement que j'ai été rappelé et plus de dix fois, et plus de vingt aussi… Bravo!… tous! tous!…
— Cette chambre n'est point la vôtre ; recueillez vos souvenirs!
— Mes souvenirs!… Pourquoi prononcez-vous ce mot-là?… Je n'en veux pas de souvenirs, je n'en veux pas! s'écria l'ivrogne avec un accent strident… Les souvenirs, c'est elle!… Pour y échapper, le vin, les liqueurs, l'absinthe. L'absinthe surtout… Mais je n'aperçois pas sur la cheminée la bouteille que j'ai laissée à moitié ce matin… Est-ce que vraiment j'aurais erré!
— Sans nul doute… Vous êtes ici au numéro 11.
— Tiens!… Les jambes à mon oncle… Moi c'est le 9… Sans rancune, voisin. On peut se tromper quand il fait nuit… Surtout n'oubliez pas de me réserver un rôle dans votre machine parce que moi… la gaîté, il n'y aura jamais mon pareil… Vous permettez que j'allume mon rat à votre bougie… Jamais il n'y aura mon pareil!…
Sur quoi le nocturne visiteur regagna le corridor en attaquant l'air de Kalpigi.
Athanase l'entendit encore pendant quelque temps, puis les sons lui semblèrent plus confus. Son rêve recommença.