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Les gens de théâtre

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XVIII
ÉCRITURES EN TOUS GENRES

Pendant un an, ce fut un labeur opiniâtre.

Il s'agissait de conquérir cette fortune et ce talent dont l'actrice avait si ironiquement déploré l'absence.

Athanase ne sortait que pour aller au théâtre où jouait Eulalie. Il avait, quand ses forces faiblissaient, besoin de la voir pour ranimer son énergie. Après quoi, il revenait de la représentation, plein d'une ardeur nouvelle.

Comment, en effet, aurait-il pu être distrait de son idée fixe?

Il ne connaissait personne à Paris, n'avait pour toute relation que ses rapports de voisinage avec le comique en retraite ; et celui-ci entremêlait ses conseils de trop de couplets pour que ses remontrances eussent le poids nécessaire.

Au bout de l'année, Athanase avait achevé un drame, revu et corrigé — Dieu sait combien de fois.

Le drame était naturellement destiné au Théâtre de la Croix-de-ma-mère, avec rôle pour Eulalie ; mais il fallait auparavant faire mettre au net le brouillon aux innombrables surcharges.

Athanase se rendit chez un copiste dont son voisin lui avait donné l'adresse.

Un des types les plus intéressants que celui du copiste dramatique.

Ces entreprises d'écritures sont de véritables administrations, qui enrégimentent les employés par dizaines.

Le chef de l'entreprise réalise d'ordinaire de très-beaux bénéfices ; les employés gagnent trois francs par jour.

Pauvres gens! Quelques-uns, avant de copier les pièces d'autrui, en ont fait peut-être ; à coup sûr, après en avoir copié, ils ne seront jamais tentés d'en faire!

Ils sont trop bien renseignés pour cela.

Mais ils gardent leurs renseignements pour eux.

Avec un peu d'exercice, ils se font à l'égard du manuscrit cette impassibilité que le médecin acquiert en face de la souffrance, le fossoyeur en face de la tombe!

Tous les esprits sont pour eux égaux devant le tant la ligne ; — et cette égalité a quelque chose de vraiment fatal.

Ils sont presque sinistres, ces indifférents de la ronde et de la bâtarde.

C'est un débutant, c'est un maniaque, c'est un auteur célèbre… n'importe!

Le copiste reçoit la commande avec le même coup d'œil.

Si, pourtant, il voulait ou osait parler!

Au débutant il dirait :

« Jeune homme, vous abordez une carrière où tout le monde se croit appelé, où tout le monde veut être élu.

» Vous arrivez avec votre cher manuscrit en poche. Vous ne l'avez point encore tiré, mais déjà je le devine. Il est en vers, peut-être, en cinq actes au moins.

» Hélas! j'en ai tant vu mourir de ces actes!

» Jeune homme, vous croyez avoir fait un chef-d'œuvre, c'est l'ordinaire ; vous avez hypothéqué sur chaque tirade une espérance ; vous avez même trouvé des amis qui vous ont confirmé dans ces croyances.

» Et quand même ils auraient dit vrai, les compères de l'amitié! quand même le chef-d'œuvre existerait!

» Je ne vous conseillerais pas moins de reprendre votre rouleau bien-aimé, et de tourner les talons.

» Ce seraient vingt-cinq francs d'économisés.

» Si je vous parle ainsi, c'est dans votre intérêt ; j'y perds une affaire, mais j'y sauve sans doute une existence.

» Adieu, jeune homme, sans rancune ; — et surtout, pas au revoir! »

Au maniaque, le copiste dirait encore :

« Bonjour, l'ami, je te connais.

» Les journaux gouailleurs s'arrachent les lambeaux de tes œuvres ; tu es le bouc émissaire de toutes les plaisanteries, le patito du grotesque.

» Et pourtant, tes cheveux grisonnent. Triste chose que de voir profaner la vieillesse.

» Et pourtant tu portes un nom honorable. Triste chose que de le voir livré en pâture aux quolibets.

» Va-t'en, je t'en prie, et change de marotte.

» Les folies furieuses inspirent une respectueuse terreur ; les folies inoffensives n'excitent que la moquerie. »

Il dirait enfin à l'auteur célèbre :

« Maître, je vous salue.

» Vous avez eu de beaux et retentissants succès depuis quelque temps, et vous êtes aussi grand que je suis humble.

» Votre grandeur cependant ne m'impose pas, et je copie votre prose du même train que je copierais un vaudeville des Funambules. Ne serait-ce pas un avertissement dont vous feriez bien de profiter? J'en ai tant transcrit d'auteurs à succès, qui, aujourd'hui…

» Maître, soyez modeste, car l'avenir n'est à personne ; redoublez d'efforts, car la vogue se lasse ; défiez-vous, car l'envie veille… »

Il dirait cela, le copiste, et bien d'autres choses aussi ; — mais son égoïsme trouve moins fatigant de ne rien dire du tout.

Copie ce que dois, advienne que pourra.

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