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Les gens de théâtre

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XIII
UNE ÉLÈVE DU CONSERVATOIRE

Eulalie était élève du Conservatoire.

Née de parents fruitiers, mais honnêtes, elle avait passé les belles années de son enfance à écosser des pois, jusqu'au jour où, l'enfance étant devenue adolescence, un professeur de cet établissement, client de la boutique paternelle, fut frappé à la fois de ce qu'il eut l'indulgence d'appeler sa beauté et sa jolie voix.

Pour la beauté, un nez légèrement retroussé, — il les aimait comme ça, le digne homme! — et une paire d'yeux largement fendus avaient suffi à son enthousiasme.

Quant à la voix, après avoir entendu la petite fredonner sans fausse note un refrain de romance populaire, il avait déclaré sans hésiter qu'une grande artiste était née.

Que voulez-vous? c'était sa marotte à ce professeur! Il avait — comme beaucoup de ses collègues — la manie d'inventer des étoiles.

Dans les rues, dans les maisons, en voyage, partout où il entendait un son poussé par un gosier humain il prêtait l'oreille avec une scrupuleuse attention et au moins cinq fois sur dix assurait qu'il venait de découvrir un ténor superbe, une basse magnifique ou un soprano hors ligne.

Il avait ainsi embrigadé dans sa carrière plusieurs douzaines de génies musicaux arrachés à des professions que plus d'un devait regretter ensuite.

Eulalie se trouva du nombre des embrigadées.

Élève du Conservatoire! c'est un trophée pour une écosseuse de pois. Sans doute, en suivant les traces de sa famille, la fillette aurait pu gagner gros, épouser un brave et excellent garçon, vivre heureuse et avoir beaucoup d'enfants.

Mais élève du Conservatoire!

Il y avait de tout dans ce titre-là : de la gloire et de l'argent, des ovations et des équipages, des adorations et des meubles en bois de rose.

Et à ce propos, si j'étais sûr de ne pas être enfermé dans la maison du docteur Blanche pour prix de mes efforts désintéressés, je me permettrais d'adresser au Sénat une pétition ainsi conçue :

« Messieurs les Sénateurs,

» Il est de prudence élémentaire chez tous les peuples et dans toutes les conjonctures de prévenir par des précautions sagement combinées les catastrophes que peut prévoir l'intelligence humaine.

» Les chemins de fer ont appris, à nos dépens, la nécessité de signaux conservateurs ; la police maritime veille à l'entretien des phares ; l'édilité place devant les fondrières trop nombreuses de ses macadams des lanternes rouges qui crient casse-cou au passant ; enfin je doute qu'aucun ingénieur autorisât la construction d'un pont sans parapet.

» Ne serait-il pas à la fois juste et prévoyant de mettre un simple garde-fou et d'allumer un humble lampion sur les bords glissants de ce précipice qu'on nomme le Conservatoire?

» Les accidents s'y multiplient avec une continuité qui appelle d'urgence l'attention de l'autorité.

» En conséquence, Messieurs les Sénateurs, j'ai l'honneur de vous proposer une mesure qui remplirait à la fois et, je crois, avec utilité, le double emploi de garde-fou et de lampion.

» Elle consisterait à publier le martyrologe rétrospectif des infortunés de l'un et l'autre sexe qui, pour avoir glissé sur cette pente redoutable, ont vu leur existence compromise ou perdue par ce cruel événement.

» Pour cela il suffirait de dresser des listes comparatives du nombre des élèves admis, en faisant suivre le nom de chacun de renseignements succincts mais précis sur la carrière par lui parcourue au sortir dudit établissement.

» Les listes en question seraient ensuite tenues au courant chaque année et déposées dans un lieu public où quiconque aurait la tentation de suivre cette carrière pourrait auparavant venir les consulter et s'édifier lui-même.

» De cette façon, Messieurs les Sénateurs, vous auriez la satisfaction d'avoir fait servir par hasard la statistique à quelque chose, en arrachant à un péril imminent des citoyens et des citoyennes dont la reconnaissance bénirait plus tard votre bienveillante sollicitude, et l'autorité cesserait d'avoir à se reprocher des malheurs qu'il ne faudrait plus attribuer qu'à la témérité des victimes.

» Daignez, Messieurs les Sénateurs, agréer les civilités empressées de votre très-humble serviteur. »

Telle est la pétition pour laquelle j'ai maintes fois été tenté déjà de prendre la plume.

Mais la réforme est si rationnelle que décidément j'aurais trop de chances d'être dirigé sur la maison du docteur Blanche!

Tant pis pour les Eulalies de demain et des jours suivants!

La nôtre, après avoir partagé les illusions d'usage, devait partager les déceptions accoutumées.

On avait fait passer sa voix sous ce niveau banal et impitoyable qui supprime toutes les cimes ; on avait soumis son goût à cette orthopédie classique qui traite l'originalité comme une infirmité ; on lui avait enfin décerné quelques-uns de ces accessits de pacotille qui coûtent un ou deux pleurs à la sensibilité des parents sans jamais rien rapporter à l'avenir des enfants.

Puis — comme l'habitude de manger est une première nature — il avait fallu accepter, au lieu du Grand-Opéra rêvé, les épreuves du cabotinage de province.

La filière est la même pour tous les accessits, qu'ils soient décernés au nom du chant, du drame ou de la comédie.

O déchéance!

La voilà donc cette vie ambitionnée! S'étioler dans un petit coin, user sa mémoire à un travail forcé, arriver pédestrement dans un théâtre borgne, gravir un escalier boueux, entrer dans une loge aux murs suintants, se déshabiller et s'habiller en grelottant, entrer en scène en tremblant, jouer avec des mâchoires devant des Béotiens dont les sifflets humilient sans que leurs bravos réjouissent, regagner la loge humide, grelotter de nouveau pour dépouiller les oripeaux, redescendre l'escalier toujours boueux, traverser les rues désertes et rentrer au gîte seule ou dans quelle compagnie!…

La voilà donc cette vie ambitionnée.

Oh comme Eulalie aurait bien voulu n'avoir jamais été élève du Conservatoire!

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