Les gens de théâtre
XXVIII
LE BROCANTEUR THÉATRAL.
La cinquième personne que vit Athanase n'était point un directeur.
Un matin, il avait trouvé chez le concierge de l'hôtel un billet ainsi conçu :
« Monsieur Launois prie M. Briquet de vouloir bien prendre la peine de passer chez lui pour affaire qui le concerne.
»Rue des Moulins, de midi à deux heures. »
L'écriture était coulée dans ce moule uniforme qui trahit la main de l'expéditionnaire.
A l'heure dite, notre héros infortuné arrivait au rendez-vous, en se mettant l'esprit à la torture pour deviner quel pouvait être le motif de cette convocation imprévue.
Cinq minutes plus tard, il tirait le pied de biche qui ornait la sonnette du troisième étage.
Un pas traînant retentit à l'intérieur et un homme d'une cinquantaine d'années, couvert d'une robe de chambre de flanelle et coiffé d'une calotte de velours, vint lui ouvrir.
— Je vous remercie de votre exactitude, fit l'homme à la calotte après avoir introduit le visiteur dans sa chambre… C'est bien à monsieur Briquet?… Vous avez dû être surpris, monsieur, en recevant une lettre signée d'un nom qui vous était entièrement inconnu.
— En effet…
— Je ne veux pas prolonger plus longtemps votre surprise… Vous avez, il y a huit jours, déposé une pièce en trois actes au Théâtre des Fantaisies.
— D'où vient que vous connaissiez cette particularité?
— Je la connais. Cette pièce sera refusée.
— Qu'en savez-vous?
— Je le sais.
— Ah!…
— Présentée par vous, elle sera refusée.
— C'est possible! soupira Athanase avec une résignation douloureuse.
— C'est sûr, vous dis-je.
— Sûr, si vous le voulez ; mais je ne vois pas dans quel but, monsieur, vous m'avez dérangé, si c'était pour m'apprendre cette heureuse nouvelle.
— Je n'aurais eu garde de commettre une plaisanterie d'un goût suspect ; je crois au contraire que la suite de notre conversation vous sera agréable. Vous déplairait-il de me vendre les trois actes dont j'ai eu l'honneur de vous parler?
— Les trois actes dont le refus est certain?
— Précisément.
— Permettez-moi, sans examiner la moralité du marché, de trouver que vous avez une étrange manière de comprendre les affaires. Puisque mon vaudeville est si mauvais…
— Pardon ; je n'ai pas dit cela ; j'ai dit qu'il serait refusé ; ne confondons pas.
— Comme résultat, je ne vois pas la différence.
— Il est inutile que vous la voyiez. Je tiens trois cents francs à votre disposition, si vous êtes disposé à signer un petit contrat que j'ai préparé.
— Monsieur, je n'accepte de cadeau de personne.
— Un cadeau! le vilain mot! si vous n'en acceptez pas, moi, j'en fais encore moins, hé! hé!
— Je ne comprends pas.
— Il est inutile que vous compreniez. Est-ce entendu? Trois cents francs.
L'homme à la calotte se dirigea vers son secrétaire.
— Il m'est impossible, monsieur, de rien vous répondre. J'ai pour principe d'avoir conscience de toutes mes actions.
— Mon Dieu! mon Dieu! que vous êtes peu coulant. S'il fallait toutes ces cérémonies-là avec chacun! Est-ce que j'ai l'air d'un voleur? repartit le sieur Launois avec une audace d'interrogation qui pouvait paraître un peu risquée.
Eh bien, je ne ressemble pas davantage au Petit Manteau Bleu, et je ne consacre point mes écus à l'alimentation des auteurs incompris. Ce que je vous offre, c'est un donnant, donnant.
— Donnant quoi?
— Votre pièce, morbleu!
— Puisqu'elle ne vaut rien.
— Pour vous, non ; pour moi, c'est différent.
— Probablement j'ai tort, monsieur, mais je maintiens ma résolution première.
— Eh bien! sacrebleu, puisque vous tenez à ce qu'on vous mette les points sur les i, on les mettra.
Je suis en affaires avec le Théâtre des Fantaisies. Nous avons organisé une combinaison ad hoc.
Sans moi, on vous refusera ; avec moi, on vous jouera. Je vous achète votre pièce pour la revendre ; je vous la paye trois cents francs parce qu'elle m'en rapportera peut-être mille…
Est-ce clair?
Je vous laisse de plus la faculté de signer votre œuvre. Il me semble qu'on ne peut pas être plus arrangeant!
— Ce serait difficile ; acheter trois cents pour revendre mille.
— Mille! mille!… Plus ou moins ; j'ai avancé ce nombre-là au hasard.
— Vous avez probablement voulu dire deux mille?
— Non pas… non pas…
— Trois alors…
— A quoi bon épiloguer?… Quand une fois le marché sera conclu, le reste ne vous regarde plus.
N'oubliez pas surtout que je vous laisse signer. Je suis sans prétentions littéraires, moi.
— Oui?
— Ce n'est pas que je ne pusse tout comme un autre me parer… en y mettant le prix.
— Naturellement.
— N'est-ce pas? Vous savez cela aussi bien que moi. Il y a un tas d'écrivains sur le pavé, ils donneraient pour un morceau de pain les plus belles choses.
— Et moi, monsieur, je ne donne ni ne vends, fit Athanase en se levant soudain.
— Plaît-il!
— Ces trafics me paraissent honteux pour les deux parties.
— C'est ainsi?…
— Honteux pour l'art…
— Ouais…
— Je suis écœuré à la fin par tout ce que j'entends et tout ce que je vois depuis quelque temps. On ne jouera pas ma pièce? Une de plus ou de moins, on finit par s'y habituer, mais jamais je ne tiendrai boutique, et qui pis est boutique à faux poids.
— C'est bien, c'est bien… ricana le sieur Launois pendant qu'Athanase opérait une sortie majestueuse. Avec ces idées-là on verra ce que vous en gagnerez de trois cents francs.