Les gens de théâtre
XXXI
UN CAFÉ DE THÉATRE
La première pensée de l'exproprié fut pour son unique ami. Il connaissait les habitudes du vieux comédien et se dirigea tout ému vers un café où il savait que celui-ci passait d'ordinaire ses soirées.
Ce café — nécessairement — était annexé à un des petits théâtres parisiens, et Athanase en avait à diverses reprises étudié la bizarre physionomie.
La clientèle se divisait en deux parties bien distinctes, si distinctes que cette division se trouvait consacrée dans la dénomination même des consommations.
Il y avait la bière d'entr'acte et la bière d'habitués. La bière d'entr'acte était pour la population flottante, pour les spectateurs qui, entre deux pièces, venaient arroser leurs émotions. Ceux-là avalent comme des gens qui ont le goût blasé par la littérature du lieu, payent et se sauvent pour arriver avant que le rideau soit relevé.
Comme ils n'ont pas le temps de déguster, que d'ailleurs on est sûr que, contents ou non, ils ne reviendront pas le lendemain, on leur sert une composition qui fait honneur aux ressources chimiques des patrons.
La bière d'habitués en revanche était réservée pour le public de fondation. Singulier public!
C'était là qu'Athanase avait fait connaissance avec des types curieux, dont l'ancien comique lui avait donné l'explication en un moment de lucidité.
Il y avait vu le musicien de l'orchestre, un garçon qui a eu des prix de toutes sortes d'instruments et qui s'en vient échouer vers trente-cinq ans devant un pupitre crasseux. Là il reste assis pendant la durée de chaque représentation, attentif à la ritournelle, subissant de cinquante à cent fois de suite le même bon mot que saluent les mêmes trépignements de la claque, torturé dans son sens musical par les fausses notes de la troupe, martyrisé dans son amour-propre par le souvenir du passé, et demandant l'oubli de tant de mélancolies à la lecture d'un roman feuilleton ou à la caricature de son chef d'orchestre.
Il y avait rencontré le figurant aux trente ans de services, le figurant qui raconte ses succès avec une onction pénétrante, et vous dit en hochant la tête : « Non, monsieur, jamais on ne jouera les jambes de chameau comme moi… Mais j'étais jeune alors!… » Le figurant qui dans les pièces militaires se persuade qu'il est grand cordon de la Légion d'honneur, quoique le régisseur, sans respect pour ses insignes, salue fréquemment son arrivée d'un : « Toi, si tu viens encore gris pour ton entrée en maréchal de France, je te flanque 50 centimes d'amende! »
Il y avait entendu ce dialogue caractéristique au sujet d'un des habitués, le mari d'actrice :
— Qu'est-ce que ce monsieur?
— Sa femme est actrice.
— Il est bien laid.
— Sa femme est très-jolie.
— Il a l'air bien nul.
— Sa femme a du talent.
— Il ne fait donc rien?
— Sa femme travaille beaucoup.
— Que gagne-t-il?
— Sa femme a douze mille francs.
— Où demeure-t-il?
— Sa femme a déménagé pour se rapprocher du théâtre.
Il s'y était enfin reconnu dans le monsieur brûlant qui, en sortant du théâtre, demande une plume et de l'encre, et trace en hâte un billet qu'il envoie à une de ces dames par l'intermédiaire d'un commissionnaire à qui il a au préalable chuchoté le mot d'ordre érotique.
Des auteurs, des journalistes, des calicots venant après la clôture du magasin se frotter à ce contact artistique composaient le surplus du personnel au milieu duquel le vieux comédien se complaisait chaque soir à rajeunir ses souvenirs.
Il s'asseyait à six heures à une table, près du comptoir. A sept heures il avait fait trois cents de piquet et bu quatre absinthes. A huit heures, il demandait qu'on laissât le carafon à côté de lui. A neuf heures, il entamait les fins de couplets. A dix heures, un des habitués, qui traitaient ce vieillard-enfant avec une indulgente condescendance, était obligé de l'aider à traverser le boulevard de peur des voitures.
Malheureusement quand Athanase arriva — il était déjà neuf heures et demie.