Les gens de théâtre
XLV
UN PROCÈS DE COULISSES
Les procès de coulisses constituent dans le monde judiciaire une classe à part.
Depuis surtout que le Palais est devenu matière à chroniques, comme tout et bien d'autres choses encore, les causes dans lesquelles le mot de théâtre est prononcé sont considérées comme des bonnes fortunes par certains avocats.
Quelques-uns en ont presque fait une spécialité.
Est-il une meilleure occasion de sacrifier aux Grâces? Comment mieux placer jamais le sourire sarcastique et l'allusion maligne? Les salons et les journaux, qui d'ordinaire n'accordent leur attention qu'aux gredins hors ligne, font une aimable exception pour les procès de coulisses, dont ils répètent durant toute une semaine une phrase ironique ou un trait spirituel.
Athanase allait donc se trouver placé entre deux feux et défrayer d'esprit un duo de défenseurs.
Qu'allait-il faire dans cette maudite galère?
Grâce au retentissement du duel annoncé à grand orchestre, la curiosité était piquée, et la salle de l'audience se remplit de bonne heure d'un public parmi lequel on comptait quelques dames.
Au premier coup d'œil, Athanase reconnut à gauche Dugoupin qui pérorait, et Eulalie qui chuchotait avec une autre actrice toute jeunette qu'elle avait l'air de piloter. — Déjà si bas!
Dugoupin venait jouir sans doute de son triomphe ; Eulalie venait probablement jouir de la défaite d'Athanase.
Cette double pensée le fit frissonner.
L'avocat de la partie adverse prenait la parole :
« Messieurs,
» La cause que nous venons soutenir devant vous ne mérite pas d'occuper au delà de quelques instants votre haute attention, et nous nous étonnons que notre antagoniste nous ait mis dans la pénible nécessité de réveiller des souvenirs qu'il aurait gagné à laisser sommeiller.
» Mais il est des gens qui cherchent à escroquer la renommée par tous les moyens. M. Briquet (Athanase) est de ce nombre.
» Il veut qu'on s'occupe de lui, n'importe à quel prix, — fût-ce au prix du sang!
» Non content d'avoir copié, — avec le sourire sarcastique annoncé : nous sommes poli — d'avoir copié l'œuvre d'un écrivain consciencieux et modeste, de M. Dugoupin, qui n'a mérité que des éloges en ces circonstances douloureuses, M. Briquet Athanase provoque celui qu'il a… nous continuons à dire : copié…
» Quel feu dans ce Briquet! (Hilarité dans l'auditoire ; l'avocat promène un regard satisfait autour de lui.) N'est-ce pas le cas de s'écrier :
Hérite-t-on, messieurs, des gens qu'on…voudrait occire?
» Heureusement la Providence ne devait pas permettre cette indignité. Notre antagoniste a été blessé.
» Mais cette blessure, il l'exploite de nouveau dans sa passion du bruit! Les journaux ne sont remplis que du récit du tournoi Briquet! Monsieur Athanase veut poser pour le héros.
» Non! il ne posera pas ; car nous le démasquerons.
» Le directeur que je représente, avec la conscience d'un honnête homme, a voulu répudier publiquement toute solidarité avec les perfides manœuvres du plaignant.
» Il l'avait reçu avec bonne foi, il lui avait prodigué les encouragements — en Mécène intelligent qu'il est, il avait accueilli sa pièce, mais autant il avait été bienveillant au débutant autant il est impitoyable au plagiaire.
» Nous demandons qu'il plaise au tribunal de déclarer que nous ne devons pas représenter les Contes de Fée, qui sont des contes falsifiés.
» Le jugement de Dieu s'est déjà prononcé contre M. Briquet (Athanase) ; nous attendons le vôtre avec confiance! »
L'avocat d'Athanase se leva à son tour :
« Messieurs,
» La remarquable plaidoirie que vous venez d'entendre, plaidoirie à l'éclat de laquelle je suis heureux de rendre hommage, n'a qu'un défaut ; celui de ses qualités. De l'esprit, beaucoup d'esprit, trop d'esprit.
» La fantaisie est une excellente chose, mais pas trop n'en faut. La caricature a du bon, mais devant la majesté de la justice, le portrait seul doit être admis.
» Nous répudions de toutes nos forces le croquis ingénieux qu'on a tracé de notre client.
» Sans doute cela prêtait à des effets pittoresques, comiques et dramatiques ; par malheur, d'un mot je vais détruire ces inventions puériles.
» Regardez mon client, messieurs.
» Est-ce là le fourbe redoutable, le machinateur de ruses, le fier-à-bras qu'on vous a dépeint?
» Oh! ce visage suffirait à répondre! Vous y lisez une bonhomie poussée jusqu'à l'excès, une naïveté qui va jusqu'aux frontières du défaut voisin, une gaucherie somnolente qui atteste l'humeur la plus pacifique, et nous a valu un coup d'épée.
» Mais ce n'est pas tout ; nous avons ses œuvres pour attester hautement sa candeur. Je l'ai lue cette pièce qu'on refuse de jouer sous prétexte de plagiat.
» C'est là ce que nous aurions copié! Ah! quand on copie, on choisit mieux ses modèles! Notre pièce respire à chaque pas l'inexpérience, trahit la maladresse du novice dans toutes ses scènes. On y retrouve l'homme qui a tardivement embrassé la carrière dramatique pour laquelle il n'était peut-être pas né.
» Donc cette pièce est bien à nous. Vous auriez pu, vous auriez dû la refuser, c'est possible ; mais le droit est le droit ; vous l'avez reçue et répétée ; vous cherchez un futile prétexte pour écraser un homme dont vous savez que la candeur est sans défense.
» Vous avez compté sans la justice, qui doit son appui aux faibles!… »
— Mais c'est abominable! murmurait Athanase qui se rongeait les poings en voyant l'auditoire, et notamment Dugoupin et Eulalie, le toiser du haut en bas… L'un, jure que je suis un coquin ; l'autre, que je suis un idiot…
Le tribunal pencha pour l'idiot, en conséquence de quoi il ordonna que la pièce serait jouée dans un délai d'un mois, s'il n'y avait empêchement pour autres causes.