Les gens de théâtre
XLII
LES CHEVALIERS DE LA RÉCLAME
Ces coassements n'étaient qu'un prélude.
Il existe de nos jours un usage qui ne dépose certes point en faveur de la modestie contemporaine.
Je veux parler du soin que longtemps à l'avance les auteurs prennent de faire savoir leur nom au public, qui ne se soucie généralement guère de la recherche de cette paternité.
Cette façon d'escompter le succès en en revendiquant préventivement le mérite enlève à la première représentation beaucoup de son attrait et à l'écrivain un peu de sa dignité ; mais Athanase, n'ayant pas les moyens de se poser en réformateur, avait suivi la tradition et cédé aux instances du ramasseur de bouts de nouvelles en quête d'un paragraphe pour son canard.
Aussitôt pris, aussitôt inséré.
Dès le soir même, ledit canard publiait :
« Le théâtre des Divertissements-Plastiques répète en ce moment une pièce en trois actes, premier ouvrage de M. Athanase Briquet, sur les débuts duquel on compte non sans raison. La pièce est intitulée : Les Contes de fée. »
Rien en apparence de plus inoffensif que cette annonce, mais Athanase avait compté sans les chevaliers de la réclame.
Les chevaliers de la réclame jouent, à la suite de la grande armée des lettres, le rôle que remplissent les maraudeurs à la suite des autres armées.
Ils vivent sur le commun.
Leur talent ne leur permettant d'apporter aucune mise de fonds, ils spéculent sur les fonds d'autrui. Ne pouvant entrer au restaurant, ils veulent du moins s'en approprier la fumée.
N'avoir aucune valeur, ne rien faire, et arriver à la notoriété quand même.
Voilà le problème.
Pour le résoudre, tous les moyens sont bons.
C'est le chevalier de la réclame qu'on retrouve à toutes les cérémonies littéraires, — mariages, baptêmes ou enterrements ; c'est lui qui s'y faufile dans les groupes de journalistes, espérant que l'un d'eux s'habituera à sa physionomie et finira par s'informer de son intitulé pour le consigner dans les feuilles.
C'est le chevalier de la réclame qui, tous les matins, lit attentivement la Gazette des Tribunaux, dans le but d'y découvrir une homonymie désirée, auquel cas il écrit le lendemain :
AU RÉDACTEUR
« Monsieur,
» Dans votre numéro du… courant, vous rendiez compte d'un procès où un sieur Pastoreau était condamné pour vol qualifié à quinze ans de prison.
» Je vous serais infiniment obligé de déclarer, par la voie de votre estimable feuille, qu'il n'y a rien de commun entre le prévenu et moi.
» PASTOREAU,
» homme de lettres. »
C'est encore lui qui expédie à l'Indépendance belge le poulet ci-dessous :
« Monsieur le rédacteur,
» Votre dernière chronique annonçait qu'un joueur du nom de Breteuil s'est tué d'un coup de pistolet en sortant du Casino de Hombourg.
» L'analogie de consonnance entre Breteuil et Verneuil étant de nature à plonger dans l'inquiétude ma famille et mes nombreux amis, je vous serais très-reconnaissant si vous vouliez bien me permettre d'user de votre précieuse publicité pour empêcher cette fâcheuse confusion.
» Je suis si peu mort que je prépare en ce moment un grand ouvrage pour une de nos premières scènes.
» Agréez…
» Verneuil,
» membre de l'institut Polydramatique. »
Bien entendu le grand ouvrage n'a jamais existé, mais le coup n'en porte pas moins. Après un certain nombre de mentions de ce genre, les lecteurs de journaux commencent à savoir qu'il existe un homme de lettres du nom de Pastoreau ou de Verneuil.
D'où le savent-ils? Ils seraient bien embarrassés de le dire.
Peu importe à Verneuil ou à Pastoreau ; le chevalier a pratiqué la réclame à la tire, c'est tout ce qu'il lui faut.
Athanase ignorait — comme bien d'autres choses — l'existence de cette catégorie de bipèdes. Aussi fut-il grandement étonné quand en cherchant, deux jours après, l'annonce de sa pièce, il lut dans le canard qui l'avait publiée cette insolente épître :
« Paris
» Monsieur le chroniqueur,
» Votre bulletin dramatique de mercredi, déclarait urbi et orbi que le théâtre des Divertissements-Plastiques répète une pièce d'un monsieur Athanase Briquet, pièce que ce monsieur a nommée les Contes de Fée.
Or, il y a trois ans, — TROIS ANS! — que j'ai le plan d'une féerie dont le titre est les Contes fantastiques. L'analogie est trop flagrante pour que j'aie besoin d'entrer dans d'autres détails, tendant à établir mon droit de priorité. Bien que mon ouvrage n'ait pas encore été écrit, je l'ai raconté dans plusieurs cafés et notamment à la Brasserie humanitaire devant mes amis, Thévenard, Champroux, Patonel, Duradeau, qui au besoin, attesteraient la réalité des faits.
» En vous priant et en vous requérant, s'il le faut, d'insérer dans votre, etc., etc.
» Dugoupin.
» Auteur dramatique. »
— Sapristi! se dit Athanase, voilà un auteur bien chatouilleux ; le titre n'est pas le même, il n'a pas écrit sa pièce, je ne l'ai jamais vu, et il voudrait…
L'ex-clerc prit une plume, et à son tour répondit très-poliment au journal qu'il ne connaissait ni M. Dugoupin ni ses œuvres, et que par conséquent il ne concevait rien à ses récriminations.
Puis il se crut délivré de cette ridicule affaire.
Mais le chevalier de la réclame Dugoupin aurait mérité d'être grand-officier de son ordre. On lui offrait un prétexte de polémique! Délices du paradis! Une occasion de s'imprimer avec récidive! Merci, Gutenberg! Merci, trop candide Athanase!
Le numéro suivant de la feuille qui servait de boîte aux lettres à la querelle contenait ces lignes énergiquement senties :
« Monsieur,
» La réponse du sieur Briquet (Athanase), fait, en usant d'un audacieux subterfuge, mieux éclater la mauvaise foi du plagiaire.
» En effet, — et je m'en félicite, — je n'ai jamais compté ce débutant (souligné) au nombre de mes relations, mais est-ce donc là ce que j'ai prétendu?
» J'ai affirmé qu'on m'avait dérobé mon idée, mon idée divulguée publiquement. Un tel procédé, appuyé d'une conduite aussi tortueuse, révoltera tous les amis de la propriété littéraire.
» A-t-on besoin de connaître celui qui vous soustrait votre mouchoir pour avoir le droit de crier : Au voleur?
» J'ai l'honneur, etc…
» Dugoupin.
» Auteur dramatique. »
Devant cette brutale insulte, Athanase resta d'abord stupéfait, l'indignation succéda bientôt.
De l'humeur la plus pacifique, il était doué du courage de l'honnêteté, le meilleur de tous.
Dédaignant donc de poursuivre une lutte de plume aussi rebutante, il envoya, séance tenante, deux témoins au Dugoupin.
Les témoins comptaient sur des excuses. Ils n'avaient pas songé qu'un duel est une des plus merveilleuses embuscades pour la réclame.
Son chevalier paya d'audace. Il tirait passablement, et d'ailleurs vingt lignes, — au prix où sont les annonces anglaises — valaient bien un coup d'épée sans doute.
D'autant plus que ce fut Athanase qui le reçut.
Un heure après le duel, il pleuvait dans tous les bureaux de rédaction de la presse parisienne une note amoureusement calligraphiée et portant :
— Aujourd'hui, à neuf heures du matin, une rencontre à l'épée a eu lieu dans les bois de Chaville, entre MM. Dugoupin, auteur dramatique, et Athanase Briquet, précédemment employé chez un huissier. Ce dernier a été blessé à l'épaule après un engagement des plus vifs.
» La cause du duel était une accusation de plagiat formulée et soutenue les armes à la main par M. Dugoupin, écrivain que le public sera bientôt à même d'applaudir. »
— Fameuse affaire! se murmura Dugoupin en vérifiant l'insertion de cette note dans un quinzième journal. Ça m'a fait imprimer trente-neuf fois mon nom!
Quant au directeur des Divertissements-Plastiques, il se dit après avoir lu le même morceau :
— Voyez-vous ce Briquet!… Avec son air sainte-n'y-touche, je l'avais toujours soupçonné de manquer de loyauté!