Les gens de théâtre
XXIV
LE DIRECTEUR COMMERÇANT
Malgré ce conseil, — dont la qualité n'est pas garantie, — Athanase n'en devait pas moins poursuivre son odyssée avec une opiniâtreté quasi-fatale.
Il était écrit que, les obstacles irritant sa résistance, il parcourrait le cycle entier des épreuves.
Le premier directeur qu'il vit, après M. le secrétaire du Théâtre de la Croix-de-ma-Mère, n'était ni gras ni maigre, ni petit ni grand, ni bon ni méchant, ni poli ni malhonnête, ni sot ni spirituel, ni jeune ni vieux.
C'était le type banal, le directeur commerçant.
— Monsieur, dit-il au débutant, j'ai pris connaissance de votre manuscrit, parce que c'était mon devoir ; je vous le rends, parce que c'est mon droit.
Chaque année, je lis comme cela au hasard quelques-uns des ouvrages qui sont déposés au théâtre.
D'avance, je suis bien certain de n'y rien trouver de bon ; quand, d'ailleurs, j'y trouverais quelque chose, cela ne modifierait nullement mon opinion et mes procédés.
Veuillez suivre mon raisonnement.
Un théâtre, n'est-il pas vrai, est une entreprise commerciale : je ne sors pas de là.
Vous, auteur, vous me demandez ma fourniture.
Avant d'examiner vos produits, j'examine votre marque de fabrique.
Le public préfère les chocolats A. et les champagnes B.
Sont-ce les meilleurs? Peu m'importe, si je suis épicier ou marchand de vins fins, et vainement viendrez-vous m'offrir des chocolats et des champagnes supérieurs dont la réputation ne sera point établie.
Au lieu de cela, je suis directeur de théâtre, ou, si vous l'aimez mieux, négociant en esprit.
Le public préfère l'esprit L. et l'esprit D. Pourquoi? Ce n'est point mon affaire.
Créez une vogue à votre marque de fabrique, et je serai votre très-humble entrepositaire et client.
— Ce qui revient à poser ce dilemme, répliqua judicieusement Athanase :
Il faut se faire jouer pour être connu, mais il faut être connu pour se faire jouer.
— J'ignore, monsieur, si cela s'appelle un dilemne ; moi, je nomme cela du commerce bien entendu et de la saine administration.
Voici le moment de la répétition. Mon intérêt et mon devoir m'y appellent de concert.
J'ai bien l'honneur de vous saluer.