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Les gens de théâtre

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LES
GENS DE THÉATRE

I
PARLEZ AU CONCIERGE

Ce jour-là…

Je regrette amèrement de ne pas commencer par la belle matinée de printemps dont le lecteur se montre toujours si friand ; mais, primo, comme la scène se passe à deux heures de l'après-midi ; secundo, comme il neige à flocons au dehors, un scrupule peut-être exagéré m'empêche de maintenir quand même l'heureuse formule.

Ce jour-là donc, — 12 février 18.., — vers deux heures de l'après-midi, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous l'annoncer, la loge des époux Balandreau, concierges assermentés du petit théâtre des Divertissements-Plastiques, présentait le coup d'œil le plus animé.

C'est qu'en ce moment avait lieu à l'étage supérieur, — le public n'entre pas ici, — la répétition générale d'un de ces chefs-d'œuvre que la noble élégance du langage contemporain appelle des pièces à femmes.

La pièce à femmes est un des signes du temps.

On a souvent parlé des petites causes produisant les grands effets ; ici il a fallu, au contraire, plusieurs grandes causes pour produire l'effet le plus mesquin. Il a fallu que l'amour, l'esprit et le goût collaborassent à leur mutuelle décadence, pour que la montagne en travail accouchât de cette ridicule souris.

Trois complices pour un avortement : les auteurs, le public, et le quartier Breda!

C'est trop — des trois.

Le quartier Breda aurait dû rester un quartier et ne pas devenir une ville ; le public aurait dû respecter l'art et les artistes, en se respectant lui-même ; quant aux auteurs…

Cela me rappelle certaine jaquette dont un de mes camarades de pension me raconta jadis l'histoire.

La jaquette avait été d'abord une magnifique houppelande, dans laquelle l'aïeul du narrateur se carrait aux jours de gala. Elle brillait alors de toute sa splendeur ; — solide, moelleuse, taillée en pleine étoffe et sans marchander.

L'aïeul mort, le grand-père hérita et se contenta de modifier légèrement la forme antique de la houppelande, qui se trouva un peu rapetissée.

Mais elle était si ample!

Du grand-père elle passa au père.

Celui-ci, — jugeant inutile de remplacer ce vêtement précieux et sans pareil, — se contenta, lui aussi, de le repriser d'un côté, de le rapiécer de l'autre, de le diminuer sur les bords ; — et ma foi, il faisait encore figure en cet accoutrement.

Malheureusement, — lorsque le père trépassa à son tour, — reprises et rapiéçages s'étaient multipliés à tel point qu'il devenait impossible d'en ajouter d'autres. Tout ce qu'un ouvrier put faire, ce fut de tailler par-ci, de rogner par-là, — tant et si bien, qu'il ne resta quasi plus d'étoffe.

L'antique et vaste houppelande avait fini en queue de jaquette, — de cette jaquette étriquée dans laquelle précisément grelottait mon pauvre camarade de pension, dont le dénûment excitait les sarcasmes des uns, la pitié des autres.

Cette histoire, c'est celle de l'esprit français au théâtre.

Molière fournit l'étoffe à mesure que veux-tu. Beaumarchais, les agréments à profusion ; — quelle belle houppelande toute neuve! Marivaux, Dancourt, Fabre, Picard et consorts la raccourcissent et la rétrécissent à leur taille ; leurs successeurs la traînent, la fripent, la tournent, la retournent, la dégradent, cherchent à la raccommoder. Enfin, le Vaudeville — un gamin dégénéré, un enfant terrible, — s'amuse à en découper de tout petits morceaux ; — jusqu'au jour où le dadais s'aperçoit qu'il n'a plus de quoi se vêtir.

Et voilà pourquoi la jaquette — trop courte — laisse voir les mollets de ces dames, par en bas, et leurs épaules, par en haut.

Le mollet et l'épaule représentent l'alpha et l'oméga de la pièce à femmes.

Avec ces deux lettres là, on se passe du reste de l'alphabet.

On remplace l'observation par l'exhibition, les tableaux de mœurs par les tableaux vivants, le fil de l'intrigue par le coton des couturières.

Les caractères, les mots, jusqu'au couplet — ce radeau de la Méduse, où l'esprit trouvait moyen de vivre pendant une douzaine de vers avec un seul trait final, — jusqu'au couplet, tout s'en va :

On chantait, ils en sont aises,
Ils font danser maintenant.

Ou si l'on chante, c'est pis encore!

Des beautés engagées en qualité de modèles ne peuvent être astreintes à la roulade. Les statues ne vocalisent pas, que diable!

Si donc les formes sont vraies, la direction n'a pas le droit de se plaindre que les voix soient fausses. Les assistants, — étant tout yeux, — n'ont pas le temps d'être tout oreilles.

Quel que soit, d'ailleurs, le prétexte sous lequel on amène le sexe sur la scène, pourvu qu'il y foisonne, tout le monde est content.

D'où il suit que — pour offrir une définition à ceux qui en éprouvent le besoin — la pièce à femmes est un ouvrage dans lequel les femmes tiennent lieu de pièce.

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