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Les gens de théâtre

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XII
L'AGENCE COSMOPOLITE

L'Agence cosmopolite était bien, en effet, un véritable bureau de placement. Trials, laruettes, barytons, pères nobles, ganaches, traîtres, rôles marqués, déjazets, soprani, soubrettes, mères, utilités, elle tenait tout ce qui concernait son état.

Elle expédiait sur commande jusqu'aux confins du monde, et avait envoyé des ténors à Tobolsk, des contralti à Nouka-Hiva.

Curieuse industrie, pour laquelle il faut un cycle de connaissances et d'aptitudes spéciales.

L'administrateur de l'Agence cosmopolite les réunissait toutes. Il avait le coup d'œil d'un général d'armée, la mémoire d'un savant, l'habileté d'un maquignon.

D'un regard il toisait un nouveau venu ; en trois minutes il avait mentalement classé les artistes dans une des catégories par lui imaginées, et vous aurait dit à un centième près ce que pouvait être son rendement annuel.

Il possédait sur le bout du doigt la carte théâtrale du monde entier ; sachant que telle ville est impitoyable pour le chant et pitoyable pour la comédie ; que telle autre a la passion du drame ; que telle localité du Nord ne pardonne pas les nez en trompette à ses actrices ; que telle autre ne tient qu'aux mollets de ses danseuses.

Sachant encore le budget de chaque troupe, — ensemble et détail ; le jour où expirait, à cinq cents lieues, l'engagement d'un sujet, et devançant l'échéance pour proposer son remplaçant.

Sachant…

Que ne savait-il pas?

Il avait surtout l'art infini du placeur.

Jamais commis de nouveautés ne déploya plus de ressources pour faire accepter du client ce que l'argot spécial intitule des rossignols.

Il vous prenait un artiste comme une pièce d'étoffe, le faisait miroiter aux yeux du chaland, le montrait sous son jour et dans son pli favorables. Un poëme de diplomatie!

Athanase, en arrivant, pénétra dans la première pièce ; c'était l'officine.

Sur les murailles, plusieurs listes placardées annonçaient les demandes du moment et indiquaient les tableaux de diverses troupes de province et de l'étranger.

— Monsieur désire?… interrogea un employé.

Athanase, que les épreuves précédentes avaient légèrement enhardi, répondit sans rougir autant :

— J'aurais un renseignement à demander à monsieur l'administrateur.

— Veuillez passer au salon.

Dans ce salon, attenant à l'officine, trois personnes attendaient déjà ; deux causaient ensemble, la troisième était seule.

— Pas de chance, disait le premier causeur.

— Bah! tu as été égayé?

— Figure-toi que voilà trois villes où je vais. Dans l'une, le directeur a trouvé que je criais trop haut ; dans l'autre, le public a trouvé que je chantais trop bas ; dans la troisième, sous prétexte que je ressemblais à un adjoint du maire qu'on déteste, on ne m'a pas laissé chanter du tout. Cris, banquettes cassées, sous jetés sur la scène… Oh! les débuts! les débuts!

— Cependant, mon cher, si tu étais spectateur payant dans ton trou de province, et qu'on t'infligeât de force des pannes.

— On voit bien que tu as eu de la chance dans tes derniers engagements.

— En effet ; mais là n'est pas la raison.

— Je t'attends au prochain attrapage.

— Et où vas-tu aller?

— A Liége, je crois.

— Jolie ville.

— Oui ; on dit surtout que le directeur est une espèce d'imbécile dont on fait ce qu'on veut…

L'administrateur de l'Agence cosmopolite venait d'ouvrir une porte latérale, et s'adressant à la troisième personne, qui prêtait avec une attention soutenue l'oreille à la conversation :

— Monsieur le directeur du théâtre de Liége, donnez-vous donc la peine d'entrer.

Le directeur obéit en lançant un coup d'œil qui démontrait suffisamment qu'il avait recueilli l'épithète de l'artiste.

— Bien! très-bien! fit celui-ci. Ces choses-là n'arrivent qu'à moi. Encore un engagement de passé au bleu. Ce n'est ma foi pas la peine que j'attende plus longtemps. Viens-tu?

Les deux causeurs sortirent de compagnie, laissant Athanase seul dans le salon.

Au bout d'une demi-heure, le directeur liégeois reparut enfin, accompagné par l'administrateur de l'Agence cosmopolite.

— Ainsi, disait l'administrateur, vous ne vous décidez pas pour mon baryton?

— Mon cher, que voulez-vous que je fasse d'un baryton qui louche?

— Vous vous figurez qu'il louche ; c'est une idée. Il a tout au plus un léger regard du côté droit… En ayant soin de chanter de profil…

— Son jeu est froid.

— Par exemple! Il a de la tenue.

— Il est trop petit.

— Peuh! Je vous conseille d'engager un géant. Les grands acteurs sont déplacés dans la plupart des rôles, ils encombrent la scène. D'ailleurs, vous ne réfléchissez pas aux conditions… c'est pour rien.

— A la vérité.

— Par le temps qui court, vous ne trouveriez pas…

— J'en conviens ; mais ce maudit œil.

— En chantant de profil, vous savez! et au moins trois cents francs d'économie par mois sur tous les autres barytons que je pourrais vous fournir.

— Sans doute… Seulement, cette diable de taille.

— Trois cents francs par mois, c'est une somme.

— Allons! puisque vous le voulez.

— Pas du tout. Notez bien que je ne vous contrains en rien. Celui-là ou un autre.

— J'en conviens.

— Si même vous croyez que j'aie quelque intérêt à vous parler ainsi, ne le prenez pas.

— Nullement.

— Mais, si! J'ai précisément, dans une autre ville, l'occasion de le placer.

— C'est signé, je l'engage.

— Comme il vous plaira. Quant à moi…

Le directeur de l'Agence cosmopolite venait de donner un petit spécimen de son savoir-faire. Après avoir reconduit le directeur jusqu'à la porte, il rentra en se frottant les mains, — avec la satisfaction bien légitime d'un homme qui vient de soulager son catalogue d'un baryton qui louche.

Il s'arrêta devant Athanase, et le passant en revue de la tête aux pieds :

— Vous jouez les grimes?…

— Non, monsieur.

— Tant pis. Vous avez tort ; c'est là votre vocation… Auriez-vous la faiblesse de vous destiner aux rôles tenus?

— Pas davantage.

— Vous sortez du Conservatoire?… Non… Des cafés-chantants, alors ; car je ne me rappelle pas encore vous avoir placé nulle part. Dans quel prix désirez-vous une position?

— Monsieur, le sujet qui m'amène n'est pas celui-là.

— Auriez-vous une direction? celle de la troupe ambulante de Pithiviers, peut-être?… Je sais qu'on devait la donner. Vous ferez bien de renouveler tout votre monde…

— Je n'ai pas l'honneur de…

— Ah!

— Je venais simplement vous demander un renseignement.

— Lequel?

— On m'a fait espérer que vous pourriez me procurer l'adresse d'une personne… à laquelle je m'intéresse et qui doit être engagée à Paris, Mlle Eulalie.

— Certainement… c'est notre maison qui a fait cette affaire… Mlle Eulalie joue le drame.

— Le drame?… Alors ce n'est pas la même. Celle-là tenait l'emploi de dugazon à Gérizy ; par conséquent…

— La belle raison. Comme si l'on ne changeait pas de genre à volonté aujourd'hui. Dans l'ancienne tradition, on avait la ridicule manie de s'immobiliser… Nous voyons journellement, à présent, une artiste commencer par la danse, continuer par le chant, poursuivre par la comédie et finir par le mélodrame.

— J'ignorais cette particularité.

— Mlle Eulalie joue, je vous le répète, le drame au Théâtre de la Croix-de-ma-mère. Elle demeure, 12, rue de la Tour-d'Auvergne.

— Combien je vous suis obligé, monsieur.

— De rien ; — mais je vous assure que vous avez tort de ne pas embrasser les grimes.

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