Les gens de théâtre
XXXV
UN FOYER D'ARTISTES
Les répétitions étaient sur le point de commencer, et le directeur avait dit à Athanase :
— Maintenant que vous allez être des nôtres, monsieur, quand vous voudrez venir au foyer des artistes…
Quand vous voudrez!… mais tout de suite! mais toujours! car Eulalie, de chute en chute, de métamorphose en métamorphose, avait fini par échouer, elle aussi, sur la scène des Divertissements-Plastiques.
Quand vous voudrez!… Athanase n'en mangea pas de la journée, il lui semblait que le soir n'arriverait jamais.
Inutile de vous apprendre qu'il arriva nonobstant et avec lui le moment rêvé.
— On ne passe pas, glapit Euphrasie Balandreau, notre ancienne connaissance, en barrant l'escalier des artistes à l'intrus qui forçait si audacieusement la consigne.
— Comment, dit le père Balandreau, tu ne reconnais pas monsieur Briquet, qui travaille à cette heure pour notre théâtre… Bonsoir, monsieur Briquet…, vous voilà parti du pied gauche pour la gloire… et pour l'amour, car, si je ne m'abuse, vous montez au foilier de ces dames… La porte à gauche, vous traverserez les corridors, et à votre main droite…
Le foilier de ces dames — pour nous servir de la langue du père Balandreau — n'était peut-être pas le plus élégant de Paris, mais à coup sûr c'était un des plus pittoresques du boulevard.
Il n'avait rien des splendeurs du sérail de la danse à l'Opéra, rien non plus des austérités des scènes didactiques ; il ne ressemblait point à un bureau d'esprit comme le foyer de la Comédie Française — il aurait plutôt ressemblé à un bureau de placement, s'il n'eût ressemblé… à lui-même.
En traversant les coulisses Athanase — c'était un changement de décorations — faillit être écrasé par un arbre de carton qui se contenta de recouvrir d'une couche respectable de poussière ses vêtements si soigneusement brossés.
Puis vint le cortége des ahurissements habituels. Ces planches qu'il n'avait jamais foulées, et qu'il avait si longtemps convoitées, lui semblaient devoir cacher un sous-sol de miracles. Les machinistes, les garçons d'accessoires, les pompiers eux-mêmes prenaient à ses yeux des proportions surnaturelles.
Mais c'étaient surtout les actrices!
Il en avait aperçu plusieurs qui traversaient la scène, mollets au vent, jupes écourtées, paillettes dehors!
Deux de ces mollets, une de ces jupes, vingt de ces paillettes s'appelaient peut-être Eulalie! Eulalie auprès de laquelle…
Il franchit le seuil du foyer.
Une dizaine de nobles étrangers, gens du monde, des lettres ou de théâtre — étaient disséminés dans des îlots de gaze et de soie.
Les îlots représentaient la partie féminine. Ceux-ci parlaient bas à celles-là, celles-là levaient la jambe au nez de ceux-ci. On riait, on fredonnait, on courtisait.
— Mesdames et messieurs, balbutia le maladroit visiteur en s'inclinant…
Quand la timidité se complique de pauvreté, le jury n'admet jamais de circonstances atténuantes.
— Quel est cet héritier de la famille Calino? murmura un journaliste à une bergère pompadour.
— Je parie qu'il va nous jouer un morceau d'accordéon et faire la quête, répondit la bergère assez haut pour qu'Athanase l'entendît.
— Tais-toi donc, intervint un acteur qui attendait, en costume de Moulin-à-vent (oh! les revues!) l'instant d'entrer en scène… Tais-toi, c'est le petit auteur qu'on a collationné ce matin.
— Ça! grimaça la bergère.
— Il doit être rudement toc, son chef-d'œuvre, surenchérit une canotière.
— Tu vas voir, reprit l'acteur, une bonne scie… Pardon, monsieur, est-il vrai que M. de Lamartine soit de la pièce dont vous allez nous honorer?…
Athanase était abasourdi par ce mélange de costumes et d'habits de ville, par les indiscrétions du fard et de la poudre de riz dont il jaugeait l'épaisseur, par le bruit vague de l'orchestre s'entre-croisant avec le son lointain des bravos du public et le brouhaha des conversations engagées autour de lui.
La question acheva de le dérouter.
— Monsieur, répondit-il, je ne comprends pas…
— Demande-lui donc s'il y a mis un rôle d'huissier, souffla au Moulin-à-vent Eulalie qui venait de reconnaître son poursuivant.
Ce sarcasme arrêta brusquement l'élan d'Athanase, qui s'avançait vers elle.
— Un rôle de quoi?… Dis donc, mon amour, tu me le garderas, fit une petite Suissesse en tapant familièrement sur l'épaule de l'ex-clerc, stupéfait de ce tutoiement.
— Voilà encore Chiffonnette qui fait de l'œil aux auteurs, dit une marquise.
— Et puis après! si j'ai un caprice pour lui!
— Merci! Moi, je place mes caprices à la Caisse d'Épargne.
— Et tu y vas tous les dimanches? demanda un journaliste.
— Si je n'en avais que de comme toi, je n'irais en tout cas que pour retirer.
— On lève pour le second acte, fit la voix de trombone du régisseur!
— Je ne m'aperçois guère qu'on lève ici, reprit la marquise.
— Ni moi, acquiesça Eulalie.
— Tu sais, insista la petite Suissesse auprès d'Athanase, tu m'as promis un rôle… quelque chose de rup.
— Ah! mes enfants, s'écria un Cor de chasse (oh! les revues!) qui sortait de scène, en voilà une bonne!… Vous savez le tableau des Instruments de musique. La grande Virginie a raté sa réplique, à force de regarder un blond de l'avant-scène… Le public a crié : bis… Le blond s'est levé et a voulu attraper ceux qui chutaient, et puis…
Le bruit d'une altercation interrompit la fin de l'histoire.
— Je vous dis que vous aurez dix francs d'amende, tonnait le trombone du régisseur.
— Des bretelles!… Pour ce que l'administration me paye. Ne rien gagner et être obligée de verser une cinquantaine de francs à la caisse tous les mois… Il fera fortune ton directeur avec ses amendes.
— Prends garde.
— Et puis… Je m'en fiche pas mal, là!… Je donne ma démission…
— Le changement de tableau! — En place les Quatre nations! — annonça le régisseur.
— Viens-tu souper ce soir? demanda un monsieur à Chiffonnette?
— C'est tout ce que tu payes.
— Et mon amour donc!
— Toi qui es à la Bourse, tu devrais bien savoir qu'on n'a jamais coté cette valeur-là! A propos…
— Quoi?
— Tu te rappelles bien Léonie qui faisait le Jardin d'acclimatation dans la revue l'année dernière, elle a un huit-ressorts…
— Bah!
— Qu'elle conduit elle-même.
— Tradition de famille. Ça lui rappelle le siége de son père, fit le journaliste avec un attendrissement ironique.
— Toi, repartit Chiffonnette, si tu viens ici dépenser tes quatre sous d'esprit, tu n'auras plus de monnaie, et comme le public parisien commence à laisser protester ta signature…
— Bravo! Chiffonnette, cria le chœur féminin.
— Satanées braillardes, vous n'allez pas vous taire! exclama le régisseur. On va vous entendre de la salle.
— Est-il caressant cet être-là!… Ne te fâche pas, père Rabajoie…
— Fichez-moi la paix!…
— Mademoiselle, hasarda Athanase, qui pendant ces feux croisés, avait repris son cheminement vers Eulalie, dont il était enfin tout près…
— Ça n'empêche pas qu'elle a une rude chance, cette Léonie…
— Et qui est-ce qui lui a payé ça? demanda une de ces dames.
— Un Russe… On ne trouve de ces porte-monnaie-là qu'extra-muros.
— Sans compter qu'elle a joliment bien fait, dit Chiffonnette.
— Je crois bien, ajouta Eulalie… Les hommes sont des caissiers donnés par la nature.
— Mademoiselle…, réitéra Athanase.
— Ne faites pas attention, ce n'est pas pour vous que je dis cela, répondit l'actrice sans prendre seulement la peine de se tourner vers lui… Chiffonnette arrange-moi mon lacet de corset qui passe.
— Voilà!…
— Baisse-moi un peu ma dentelle.
Athanase épuisait toutes les émotions. Cette guimpe qu'on décolletait, ces épaules qui ondoyaient sous ses yeux, ce parfum vague et pénétrant, qui réunissait en un tutti voluptueux les senteurs isolées de mille cosmétiques ; tout cela lui rappelait l'entrevue de Gérizy… Et s'exaltant :
— Mademoiselle, je voudrais vous parler seul à seul. Il le faut. Il y a cinq ans que je souffre ; il y a cinq ans que…
— En scène, Eulalie!… Tu vas manquer ton entrée, sacrebleu! trombona l'organe du régisseur.