← Retour

Les gens de théâtre

16px
100%

IX
LA PHILOSOPHIE DES AFFICHES

Le lendemain, la réalité avait reparu.

Athanase — à qui il venait de poindre une idée — était descendu dès le matin pour inspecter les affiches de théâtre. Il trouva celles de la veille — que le chiffonnier avait respectées d'aventure.

De la première à la dernière, il les parcourut toutes, cherchant de préférence les noms placés en vedette.

Car il croyait dans sa simplicité que la fonderie française ne devait point avoir de caractères assez gigantesques pour annoncer les débuts d'Eulalie à la capitale du monde civilisé.

Peine inutile! espérance déçue! Et pourtant, Dieu sait s'il en avait dénombré de ces noms en vedette!

Encore un des signes du temps.

La vedette est à l'affiche ce que le ruolz est au luxe contemporain. Autrefois on avait des artistes hors ligne et des couverts d'argent. Aujourd'hui l'on a de l'argenterie de cuivre qui met le clinquant à la portée de tout le monde et des artistes en maillechort qui remplacent l'inspiration par la réclame.

Faute de pouvoir grandir son talent, on grossit son nom, — c'est toujours cela.

Il est tellement ingénu ce bon public! Il se laisse si bien prendre à la routine du regard!

Si j'avais la baguette du Diable boiteux et que je soulevasse le crâne d'un bourgeois comme ce parent de Satan Ier soulevait le toit des maisons, vous seriez témoins d'un travail qui rappelle la célèbre cristallisation de Stendhal.

Assistez mentalement à la comédie.

L'affiche est là embusquée au coin du mur et guettant sa proie. — Le bourgeois passe, son épouse l'accompagne.

L'affiche et les yeux du bourgeois se rencontrent, — mais ne se saluent pas cette première fois. Ils ne se connaissent point encore.

Les yeux ont seulement remarqué des lettres énormes qui lui ont paru constituer un nom, — celui de Bartavelle, le grand premier rôle de mélodrame.

A la seconde rencontre, les yeux et l'affiche ont déjà lié un brin de connaissance. Bartavelle n'est plus un étranger pour le bourgeois.

A la troisième rencontre, les yeux honorent l'affiche d'un petit signe de familiarité.

— Ah! oui, fait le bourgeois, c'est ce mélodrame dont on s'occupe tant. Il paraît qu'il y a là un acteur… un nommé Bartavelle…

Le bourgeois n'achève pas, mais à la quatrième rencontre, il a adopté Bartavelle. Bartavelle est de ses amis, et si sa femme par hasard se permet de demander quel est ce nouvel acteur :

— Comment, madame, vous n'êtes pas plus au courant? Vous n'avez pas entendu parler de Bartavelle… Un comédien dont on lit le nom sur toutes les affiches en lettres hautes comme cela… C'est un garçon très-fort. Vous comprenez bien qu'on ne donne pas des lettres hautes comme cela au premier venu… Nous irons ce soir voir jouer Bartavelle…

C'est là précisément l'effet progressif sur lequel compte la vedette. Elle sait que la goutte d'eau creuse le rocher et que l'habitude entame les convictions les plus rebelles.

Aussi quelle ingéniosité à faire naître les prétextes à extra-typographiques!

Le grand premier rôle, après six mois d'absence, crée un rôle nouveau.

En avant les :

DÉBUTS
DE
M. BARTAVELLE

Le grand premier rôle a un rhume de cerveau.

PAR INDISPOSITION
DE
M. BARTAVELLE

Le grand premier rôle n'a plus de rhume de cerveau et reprend son rôle le lendemain :

RENTRÉE
DE
M. BARTAVELLE

Le grand premier rôle doit aller à Bougival passer trois jours et recueillir l'héritage d'un grand oncle :

POUR LES DERNIÈRES REPRÉSENTATIONS
DE
M. BARTAVELLE

Et toujours Bartavelle! Si ce n'est lui, ce sont ses frères. Le système a fait école et les auteurs eux-mêmes sacrifient aux affiches grossissantes.

Comment voudriez-vous qu'on ne finît pas par connaître ceux qui assiégent en si belles capitales l'attention publique?

Mais avouez que voilà des célébrités qui doivent furieusement seconder le développement…

— De l'art dramatique?

— Non, de l'imprimerie.

Chargement de la publicité...