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Les gens de théâtre

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II
SUITE DU PRÉCÉDENT

Peut-être devrais-je, — avant de continuer, présenter à la compagnie mes très-humbles excuses pour la digression dans laquelle j'ai été entraîné dès les premiers pas.

Je préfère remplacer les excuses par un aveu.

Ce livre n'est point un roman ; c'est un voyage buissonnier à travers les us et coutumes dramatiques. Or, en fait de voyages, j'ai horreur des trajets directs. J'aime à m'arrêter quand il me plaît, à zigzaguer comme l'envie m'en prend ; il est par conséquent fort probable que je retomberai plus d'une fois dans le péché que je confesse au moment du départ.

Vous voilà prévenus, chers compagnons de route.

La ligne droite n'a que trop d'adorateurs à notre époque. Laissons un peu de place au caprice et ne faisons pas de la littérature une seule et même rue de Rivoli.

Sur ce, je reviens au théâtre des Divertissements-Plastiques, où l'on répétait une pièce à femmes, et à la loge des dignes époux Balandreau, concierges de l'établissement.

Cette loge, de quinze pieds carrés environ, mérite une description particulière.

Dans cet étroit espace se trouvaient représentés : la communauté conjugale, le chauvinisme, l'administration, le commerce et la cuisine.

La communauté conjugale par une commode à la forme antique, véritable memento d'acajou, qui devait rappeler aux hôtes de céans la date du par-devant monsieur le maire.

Le chauvinisme par un buste du petit caporal, soigneusement recouvert d'un globe protecteur.

L'administration par trois casiers où dormaient quelques paperasses et sur lesquels on lisait en gothique de hasard : M. le Directeur, M. le Régisseur, M. le Caissier.

Le commerce par une petite armoire qui laissait voir en s'entre-bâillant une rangée de bouteilles pleines ou entamées.

La cuisine, par un pot au feu, ronflant près de la fenêtre sur un fourneau économique.

J'allais oublier l'art, qui figurait dans ce capharnaüm sous la forme d'un cadre de bois peint, orné d'une photographie exhibant un ancien amoureux de la troupe en costume collant. Le jeune premier avait daigné, de sa propre main, ajouter au bas du portrait ces mots concis, mais flatteurs : Offert au père Balandreau.

Des chaises de paille, un fauteuil en velours d'Utrecht et un poêle de faïence blanche complétaient le décor. Quant aux personnages…

C'étaient d'abord les maîtres du logis. Isidore Balandreau, ex-enfant de troupe aux vélites de la garde, retraité sergent en 1832 : Euphémie Balandreau, son épouse légitime, ci-devant cantinière de l'armée française.

Isidore Balandreau avait fait de sa vie deux parts, l'une pour la gloire qui lui avait donné le jour, l'autre pour le théâtre qui abritait sa vieillesse. Il disait en parlant des victoires du premier Empire : « Nos batailles, nos lauriers, nos conquêtes. » Il disait à propos des représentations de la petite scène dont il relevait en qualité de fonctionnaire : « Nous donnons demain une première. Nous venons d'engager un comique sur lequel nous fondons de grandes espérances. Nous tenons un succès d'argent. » Il filait enfin avec le père noble de longs entretiens sur l'art militaire et avec le pompier de service d'interminables conversations sur l'art dramatique.

Euphémie Balandreau, elle, n'avait jamais connu qu'une passion : celle de l'argent. Aussi, dès le principe, sa nouvelle profession lui avait-elle semblé peu lucrative. Mais, la pièce à femmes aidant, l'ex-cantinière ne tarda pas à mettre à profit les souvenirs de son ancien métier. Le troupier fut seulement remplacé par le gandin.

Il était si dur, par les temps de frimas, d'attendre dans la rue les nymphes des Divertissements-Plastiques! Et la mère Balandreau avait si bon cœur!

Elle commença par permettre à un des sigisbées de stationner sur le seuil de sa loge. La semaine suivante, elle l'invita à s'approcher du poêle. Quinze jours après, elle l'autorisa à s'asseoir. Un peu plus tard, comme le pauvret s'ennuyait à périr, il arriva que, pour l'aider à tromper les rigueurs de l'attente, elle eut sous la main une bouteille de je ne sais quelle liqueur. Elle en offrit un verre, qui fut accepté — et payé.

A compter de ce moment, Euphémie Balandreau avait trouvé, — ni plus ni moins qu'Archimède. Elle avait inventé la cantine de l'amour, rien que cela.

A cette cantine venaient tous les poursuivants et tous les suivants de ces dames. Elles étaient quarante actrices dans la troupe ; multipliez, pour chacune, par… — au moins! et supputez les bénéfices de la concierge industrieuse.

Car, il y avait, dans le nombre de ses habitués, des fils de famille qui payaient comme à vingt ans, et des pères — de famille aussi, — qui payaient comme à soixante.

Sans compter les bénéfices de la petite poste galante et le chapitre des renseignements.

Non pas qu'on manquât de principes. Au contraire! Plus on en avait, plus il fallait d'écus en bataille pour en triompher ; — exemple :

— Madame, seriez-vous assez bonne pour remettre en secret cette lettre à…

— Je ne suis la commissionnaire de personne!

— Cette lettre à mademoiselle Virgi…

(Une pièce blanche se montrait alors à l'horizon.)

— Mademoiselle Virginie?… Elle m'a défendu de recevoir les déclarations. Son appartement est trop petit.

— Voyons, ma chère dame, je vous en prie…

(Une pièce jaune succédait.)

— C'est bien! on tâchera, on essayera… Et il vous faut une réponse, pas vrai?

— Vous devinez ma pensée.

— C'est là ce que je ne peux pas vous promettre ; vu que…

(La pièce jaune grossissait de volume.)

— Enfin, si vous y tenez tant, on fera l'impossible, quoi!

Autre exemple :

— Madame, auriez-vous l'extrême obligeance…

— Je suis pas obligeante, moi.

— Je désirerais savoir l'adresse de mademoiselle Chiffonnette?

— Y a des dictionnaires où qu'on trouve ces choses-là.

— Madame…

(Apparition des cent sous.)

— D'ailleurs, j'en suis pas bien sûre ; je crois qu'elle reste dans la rue… dans la rue de Clichy… Quant au numéro… je l'ai oublié… Ma foi, oui, je l'ai…

— Cherchez, je vous en conjure…

(Exhibition des dix francs.)

— Numéro vingt-deux! Comme ça me revient tout d'un coup… Une bonne petite fille au reste que Chiffonnette… quand on sait la prendre… Ah! si j'étais homme, c'est moi qui m'en ferais adorer.

— Vraiment? Par quel moyen?

— Monsieur, la vie privée de mes artisses ne m'appartient pas et ma discrétion…

(Entrée des vingt francs.)

— Tout ce que je peux vous dire, c'est que…

Et Euphémie Balandreau de débiter six pages de documents intimes.

Excellente créature au demeurant, et remplissant avec conscience les devoirs du ménage.

On aurait admiré ses qualités conjugales rien qu'à voir de quelle façon convaincue elle écumait son pot-au-feu au moment où vous avez eu le plaisir de faire sa connaissance.

Tout en écumant, elle s'adressait à un des cinq ou six gandins qui dégustaient autour du poêle un verre de curaçao :

— Sans vous commander, monsieur Alfred, passez-moi donc mon panier à braise qu'est sous la commode ; ce satané feu ne va pas.

— Comment!… Tu veux que monsieur avec ses gants frais… interrompit Balandreau.

— Laisse-nous donc tranquille, toi. Monsieur Alfred est un jeune homme complaisant qui ne me refusera pas ce petit service. Il sait bien que, quand je peux faire quelque chose pour lui être agréable… accentua-t-elle avec intention.

Le gandin, dont la jalousie avait sollicité mainte fois la surveillance d'Euphémie, s'empressa d'obtempérer à sa requête.

— Messieurs, dit un second gandin, un verre de madère au succès de la pièce nouvelle.

— Il paraît, fit Balandreau, que c'est crânement joli, et que ça s'enlèvera à la baïonnette. Le garçon d'accessoires m'a dit que c'était écrit!…

— Les jupes, ajouta judicieusement madame, auront encore un centimètre et demi de moins que dans la Revue.

Monsieur Alfred déguisa une grimace, et d'un ton mécontent :

— Il me semble que le directeur abuse un peu du décolleté…

— Et de quoi voulez-vous donc qu'il abuse, le pauvre cher homme? S'il s'en faisait faute, il trahirait la confiance du public qui encourage ses efforts intelligents.

— Il n'en est pas moins désagréable de voir la femme qu'on aime…

— Ne faudrait-il pas qu'elle se mette dans une boîte, votre Alice! S'il est permis de pousser la jalousie à ce point-là.

— Moi, pas du tout!…

— Laissez donc, vous seriez capable de la forcer à jouer dans un sac fermé du haut et du bas… Comme si les chasses trop gardées n'étaient pas celles où il y a le plus de braconniers.

Tous les confrères de M. Alfred éclatèrent de rire.

— Ça n'empêche pas qu'elle a, au troisième tableau, à ce que je me suis laissé conter, un costume de femme sauvage…

— Alice en femme sauvage! s'écria le gandin.

— Désole-toi donc, ajouta son voisin, elle a toujours les plus jolis rôles. Coralie s'en plaignait encore à moi ce matin.

— Coralie ne serait pas capable de remplir les rôles d'Alice. Elle ne chante pas.

— La belle affaire! Est-ce qu'elle a besoin de chanter? Pourquoi ne lui demandes-tu pas tout de suite d'avoir du talent?

— Dame!…

— Allons donc! mon cher, nous avons changé tout cela. La comédie est morte, vive le tableau vivant!

— Permettez, monsieur, grommela une matrone qui se tenait dans un coin sans souffler mot… Parlez pour ces dames, mais il y a des exceptions. Ma fille n'est pas un tableau vivant ; elle sort du Conservatoire…

Le gandin allait répondre, quand l'ex-cantinière, se jetant à la traverse :

— Mon Dieu, mame Ratois, vous voilà toujours avec votre fille…

— J'ai bien le droit de…

— Vous avez… rien du tout. Vous avez que vous ferez son malheur avec vos manies. Voyez plutôt dans tout le théâtre, il n'y a absolument qu'elle qui vienne ici accompagnée.

— Comme le conscrit sous l'œil de son supérieur, ricana Balandreau.

— Ma fille est sage, monsieur…

— Encore votre rengaîne… riposta avec animation Euphémie. Ma parole d'honneur, vous me faites de la peine. Vous ne vous apercevez donc pas que le temps des mères d'actrices est passé. En 1830, possible, mais au jour d'aujourd'hui, bernique! Il faut marcher avec son siècle…

— Emboîter le pas, je ne connais que ça, approuva Balandreau.

— A quoi que ça servait les mères d'actrices? A fournir des sujets de caricatures aux petits journaux, à user les derniers cabas qu'on ait fabriqués en France… une cinquième roue à un carrosse, quoi?

— Madame Balandreau! exclama la matrone indignée.

— Fâchez-vous, ne vous fâchez pas, c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Demandez plutôt à ces messieurs, demandez à Balandreau lui-même, qu'est un homme d'âge. C'est-il vrai que ça nuit à la carrière des jeunes filles?

— Le fait est…

— T'as encore vu hier les deux brunes que leurs messieurs ont fait engager…

A la bonne heure! Ça trotte sans lisières, ça fait ses affaires soi-même et ça n'a pas besoin que maman fourre son nez dans ce qui ne la regarde pas.

Pour en conclure, bien franchement, vous avez tort et vous vous en mordrez les pouces, mais il sera trop tard. Ça vous apprendra à n'avoir pas su vous mettre à la retraite!

Les gandins riaient aux éclats. La clef grinça dans la serrure.

— Tenez, voilà probablement votre postérité qui vient vous chercher, pour que vous lui donniez la main jusqu'à la maison…

Tous les regards s'étaient tournés vers la porte, mais au lieu d'un profil féminin, ce fut un visage masculin qui apparut.

Quel visage!

Figurez-vous un malheureux dont les traits, peu séduisants de leur nature, étaient couperosés par le froid.

Sur le rouge vif des joues tranchait une barbe de couleur indécise, à laquelle s'étaient attachés des flocons de neige qui lui donnaient une apparence grotesque.

Un chapeau de forme surannée complétait par en haut cette tête, bornée en bas par une cravate de couleur passée.

A l'aspect de cette face qui s'avançait par la porte entr'ouverte, avec les effarements de la timidité, les rires avaient redoublé. L'inconnu parut plus décontenancé encore, et resta bouche béante, sans avoir la force de prononcer un mot.

— En voilà un, murmura Balandreau, dont le fourniment aurait un brin besoin d'être astiqué.

Puis tout haut :

— Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?

L'inconnu, sentant tous les regards braqués sur lui, ne répondait pas.

— Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, nom d'un nom! répéta le concierge, en élevant le ton.

— C'est… je… Monsieur le directeur est-il visible?

— Ça dépend.

— Si… mes intentions… Je voulais lui présenter un ouvrage…

— Il n'y a personne, repartit brusquement Balandreau…

— Tout à l'heure pourtant…

— Quand on vous réitère qu'il n'y a personne… Avez-vous fini de venir dégeler dans ma loge?

En effet, la neige amassée par le bizarre visiteur dégouttait en eau dans les lares de l'ex-caporal.

— Ce n'est pas malheureux, reprit celui-ci, en suivant de l'œil l'étranger qui lâchait pied… Ils se figurent qu'un directeur a été mis au monde pour s'occuper des pièces qu'on lui apporte… Si on les écoutait tous…

— Pardon, mais… tremblota une voix.

C'était l'inconnu qui, après s'être dirigé vers la rue, était revenu sur ses pas.

— Pardon, mais j'avais oublié… Vous ne pourriez pas me dire ce qu'est devenue Eulalie?

Pour le coup c'en était trop. La singularité de cette question, l'air gauche avec lequel elle était formulée, soulevèrent une explosion générale de quolibets. Les gandins se tordaient et essayaient de se cotiser pour un bon mot, Balandreau sacrait, Euphémie glapissait :

— Eulalie perdue! Vingt francs de récompense.

— Il faut la faire afficher, cette pauvre biche.

— Mille tonnerres! allez au diable avec vos Eulalies…

— Vit-on jamais pareil benet?…

Le malheureux intrus promena un instant autour de lui des yeux ahuris, sur lesquels semblait flotter un voile de larmes, puis, sans oser proférer une parole de plus, s'enfuit précipitamment.

La mitraille de plaisanteries allait de nouveau faire explosion après son départ, lorsque soudain tous les assistants se levèrent avec précipitation. C'était la répétition qui venait de finir.

Ces messieurs étaient déjà auprès de ces dames. Seul Alfred-Othello n'avait pas trouvé Alice et redescendait en maugréant :

— Comment a-t-elle pu sortir sans que je la voie!… Elle savait cependant que je l'attendais… Me tromperait-elle?… Ma bonne madame Balandreau, je cours jusqu'au boulevard… Pendant ce temps-là veillez ici…

— N'ayez pas peur, répondit à mi-voix la portière, vous en aurez pour votre argent…

Puis apercevant la matrone qui sortait chastement, accompagnée de mademoiselle sa fille, elle ajouta en manière de conclusion :

— Qué malheur, qu'au temps où nous vivons, il y ait encore des parents assez égoïstes pour sacrifier ainsi leurs enfants!…

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