← Retour

Les gens de théâtre

16px
100%

VI
CORRESPONDANCE DÉPARTEMENTALE

Athanase parcourait machinalement le journal que lui avait tendu Chamonin, sans découvrir l'article revendiqué par le correspondant satisfait.

En revanche, il avait déjà passé en revue une quantité innombrable de phrases qui semblaient faire partie d'un dictionnaire commun aux 86 départements.

C'étaient :

« M. A…, cet artiste consciencieux. »

« Mlle B…, notre charmante prima donna. »

« C…, ce comique au jeu si franc. »

« La ravissante Mme P…, que Paris nous envierait s'il la connaissait. »

« L'ensemble de l'exécution a été digne des premières scènes. »

« Notre habile directeur s'est surpassé lui-même. »

Etc., etc., etc., etc…

Ces litanies d'enthousiasme postal occupaient quatre grandes colonnes.

— C'est singulier, fit candidement notre ingénu, on dirait toujours le même article.

— Vous plaisantez?… Quand le Phare dramatique aura un correspondant capable de tourner un compte-rendu comme le mien… Cela vous a un cachet, une couleur… Eh bien, vous ne l'achevez donc pas?

Athanase venait, sans penser à mal, de poser le journal sur la table.

— C'est que, risqua-t-il, je ne l'ai pas trouvé…

— Je vous l'avais pourtant bien indiqué. Là, au bas de la seconde colonne de la troisième page… Gérizy, 5 février… Prêtez l'oreille, je vais vous le lire moi-même.

Et Chamonin commença le morceau suivant :

« Le Phare dramatique, dans sa haute sollicitude pour les intérêts de l'art et la décentralisation intellectuelle, a compris le premier toute l'importance des comptes-rendus que la province envoie à Paris ; aussi sommes-nous fier d'avoir été choisi pour correspondant par ce journal, digne de prendre pour devise le vers de Térence : Rien de ce qui est humain ne m'est étranger.

» Je suis en même temps heureux d'y représenter une des villes qui suppléent à la puissance numérique par le goût du beau et le culte des choses de l'esprit.

» Pour se convaincre de cette vérité flatteuse, il suffit de dresser le bilan sommaire de notre saison dramatique :

» Huit drames, deux opéras comiques, treize vaudevilles, en moins de trois mois et demi.

» Cela tient du prodige.

» L'enchanteur à qui nous devons toutes ces merveilles, c'est M. Pigeonnier, ce directeur infatigable, audacieux, persévérant, dont nous avons eu maintes fois occasion de mettre en relief les qualités hors ligne.

» Diriger ainsi, c'est créer.

» En une seule semaine, M. Pigeonnier vient encore de nous offrir coup sur coup Indiana et Charlemagne, un vaudeville éternellement jeune, et le Poignard sanglant, ce drame palpitant qui obtient au boulevard un succès si retentissant.

» N'est-ce pas le cas de s'écrier avec le poëte :

… Cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire!

» Il ne nous a pas été donné de voir à Paris le Poignard sanglant ; mais nous n'hésitons pas à affirmer que notre troupe intrépide ne craindrait pas la comparaison.

» Mme Gaspard, notre grand premier rôle, a épuisé toute la gamme des sentiments et fait vibrer toutes les cordes. Elle a passé en revue toutes les nuances de la palette la mieux assortie.

» Tour à tour émue, caressante, hautaine, révoltée, elle a tenu captif sous le charme l'auditoire haletant. La jeunesse si pleine de cœur de Gérizy a tenu à témoigner à cette grande artiste toute sa sympathie. On l'a attendue à la sortie, sur la place au Pain, et on lui a décerné là une véritable ovation.

» Ce sont de ces dates qui se gravent en caractères indélébiles dans la carrière d'une comédienne.

» A côté de Mme Gaspard, notre éminent Cramoizin a su se faire applaudir sans être écrasé par ce voisinage. C'est tout dire. Distinction, chaleur, énergie, M. Cramoizin réunit des qualités qui ne seraient déplacées nulle part.

» Mlle Balinet, notre piquante soubrette, dans un rôle épisodique, a montré, comme à son ordinaire, la grâce unie à la beauté.

» Courage, monsieur Panneron! Si je parlais la belle langue virgilienne, je vous crierais : Sic itur ad astra! Vous avez détaillé votre scène de folie avec une verve remarquable.

» N'oublions pas Mlle Gonesse, qui n'a qu'une tirade ; mais c'est le propre du talent de faire quelque chose avec rien. Vous entendrez, ou je me trompe fort, parler avant peu dans la capitale de cette intéressante artiste.

» Il serait injuste de ne pas constater que la mise en scène a contribué puissamment au succès. Un amateur, dont la modestie égale le mérite, M. Anatole Globert, avait, pour l'acte du Pont du Torrent, brossé avec une maestria surprenante un décor de clair de lune qui rappelait les pâles légendes de la verte Érin.

» Enfin les costumes avaient été remis à neuf pour cette solennité exceptionnelle.

» Que la province entière imite l'exemple si noblement donné par notre sous-préfecture et son directeur. M. Pigeonnier a senti que l'art avait les yeux sur lui, et il a été à la hauteur de cette mission.

» A tous les départements de nous suivre et de se rallier autour du drapeau que le Phare dramatique porte d'une main si ferme. Sursum corda!… »

Chamonin avait achevé.

— Eh! bien, qu'en dites-vous? questionna-t-il.

— Vous supposez que tous ces détails sur des notabilités de clocher doivent intéresser les abonnés?

— Les abonnés sont intéressés par leurs propres louanges, qui leur font digérer celles qu'on décerne à autrui. Vous ne connaissez pas le premier mot du mécanisme de ces affaires-là…

— J'avoue que jusqu'ici… Mais pourquoi n'avez-vous pas parlé d'Eulalie alors?

— Parce quelle ne jouait pas dans le drame… Savez-vous que vous devenez ridicule avec cette monomanie.

— Je l'aime, soupira Briquet…

— Décidément c'est une passion…

— Oh! oui!

— Malgré tous les raisonnements, vous êtes décidé à rester ici et à chercher les traces de la fugitive?

— Décidé.

— Mais elle n'a aucun talent.

— Monsieur Cha…

— Elle en est à la seconde jeunesse et à la troisième beauté.

— Monsieur Cha…

— Réserve faite du chapitre des aventures…

— Monsieur Chamonin… Je vous en supplie…

— Allons, du moment où c'est sans rémission, avant de repartir pour Gérizy, je veux au moins que notre rencontre vous soit de quelque utilité. Accompagnez-moi aux bureaux du Phare dramatique, je vous présenterai… Puisque vous vous lancez dans la mêlée dramatique, cette relation pourra vous être utile.

— Je vous remercie.

— Vous refusez? Par exemple!… Le Phare est une feuille ou très-utile ou très-dangereuse.

— Si mes pièces sont bonnes, on en dira naturellement du bien, et si elles sont mauvaises, on en dira du mal quand même.

Dans les deux cas…

— Saperlotte! vous êtes par trop… amoureux, vous! Est-ce que les choses se passent ainsi! On est l'ami ou l'ennemi du Phare et il vous traite en conséquence…

— Encore un coup je vous remercie, mais…

— Tant pis, vous auriez probablement eu des renseignements sur Mlle Eulalie…

— Je vous suis! s'écria Athanase.

Chargement de la publicité...