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Sac au dos à travers l'Espagne

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VII
LE PALACIO D’URVAZA

Entre Vittoria et Pampelune, au point culminant qui sépare les provinces vascongades de la Navarre et où, par le seuil d’Alsasua, la Sierra de Andia se rattache aux Pyrénées, est assis sur un large plateau solitaire et triste le palacio d’Urvaza.

Palacio ! c’est le nom pompeux dont on décora cette gentilhommière délabrée, quand à Alsasua nous en demandâmes le chemin, et nous reconnûmes bien là l’emphase espagnole.

Par le fait, ce palais est une espèce de bordj dans le genre de ceux d’Algérie, flanqué de quatre bastions couverts, et qui dut, au temps des guerres civiles, soutenir plus d’un assaut, car comme un vieux reître il étale dans sa misère de glorieuses cicatrices. Trois larges arcades, — celle du milieu seule est libre, — donnent accès à une galerie où s’ouvrent deux portes charretières, celle du manoir et celle de la chapelle dont le beffroi surmonte avec sa cloche la toiture de l’un des bastions, ce qui donne à ce châtelet un aspect monacal. Les murs sont troués de petites croisées étroites et grillées, ressemblant à des meurtrières, mais la façade principale est ornée d’un vieux balcon en fer forgé et des armoiries, sculptées dans la pierre, des anciens seigneurs.

A l’exception d’un jardinet qui d’un repli de terrain jette une note de gaieté dans la tristesse environnante, on n’aperçoit, aussi loin que la vue s’étende, que la plaine nue, sèche, caillouteuse, déserte, coupée à l’horizon par la ligne sombre d’un bois de sapins. Sans le soleil qui darde ses chauds rayons on se croirait transporté dans un steppe stérile du Nord.

Mon compagnon de route, qui chassait dans ces montagnes il y a quelques années, déboucha, par hasard, sur ce plateau, et le besoin de se ravitailler de vin l’avait fait pousser jusqu’au fortin solitaire. C’était le chemin le plus fatigant, mais aussi le plus pittoresque pour arriver à Estella. Nous avions passé par des sentiers de chèvre, rencontré les traces d’une vieille voie romaine presque enfouie sous les mousses et les fougères, traversé des gorges et des bois de chênes où nous nous serions égarés sans un jeune garçon d’Alsasua qui consentit à nous servir de guide.

En route depuis midi, il était plus de six heures quand nous arrivâmes talonnés, par la faim et la soif, la soif surtout, car dans notre marche ou plutôt notre suite d’escalades, nos bidons s’étaient depuis longtemps séchés.

Des enfants qui, à notre approche, s’enfuirent comme à la vue du diable, avaient signalé au domaine l’arrivée d’étrangers, événement rare en ces solitudes, et donné l’éveil à un chien hargneux que nos bâtons ne tinrent qu’à grand’peine à distance de nos mollets. Un homme d’aspect farouche, coiffé d’un béret bleu et ceint de la ceinture noire des Navarrais, bras et jambes nus, fumait superbement sa cigarette, assis sur une pierre devant la porte de son castel comme s’il voulait en défendre l’entrée. Il avait du reste la mine suffisamment rébarbative pour éloigner des passants plus timides ou moins affamés, et attendait avec une impassibilité toute castillane, ne montrant de surprise que ce que lui permettait sa gravité.

« Señor José, dit respectueusement le guide, voici des seigneurs voyageurs qui m’ont demandé de les conduire ici. »

Sa Seigneurie se contenta de jeter sur les nôtres un regard oblique et continua à tirer des bouffées.

L’ayant poliment saluée, nous lui demandâmes la faveur de l’hospitalité d’une nuit, vivre et coucher, en échange de notre considération accompagnée, bien entendu, d’espèces sonnantes aux effigies des souverains d’Espagne. Sur quoi le señor José, sans quitter son siège, ni lâcher sa cigarette, nous engagea vivement à poursuivre notre chemin.

« Il y a, dit-il, sur l’autre versant du plateau, une venta où vous trouverez toutes les commodités. »

Une femme, jeune mais pas jolie et peu avenante, vint appuyer les dires du maître : elle eut même la bonté d’ajouter qu’en partant sans plus tarder et en pressant un peu le pas, nous avions la chance d’arriver avant la nuit.

« Nous sommes ici et nous y restons, s’écria la Martinière furieux, parodiant un mot célèbre. N’avez-vous donc rien quand il passe des voyageurs ?

— Des voyageurs ! il n’en passe jamais. Des voyageurs pour où ? Pour Estella ? Alsasua ? Il y a une route, ils la suivent. On n’a que faire au palacio d’Urvaza. Excepté les pâtres de la montagne, nous n’avons vu personne depuis quatre ans, depuis l’année où sont passés les deux Français.

— Mais c’est moi, repartit la Martinière, c’est moi qui suis passé il y a quatre ans avec un Anglais. Nous nous sommes arrêtés ici pour cuire notre gibier et remplir nos gourdes. Ne me reconnaissez-vous pas, señorita ? »

La châtelaine le regarda attentivement, puis frappant ses mains, s’exclama :

« En vérité, c’est lui. »

Alors les physionomies changèrent. On nous fit entrer ; le mari nous aida à nous décharger de nos sacs, tandis que sa femme courait chercher à boire. Les enfants, cachés en quelque coin, se montrèrent, et une jolie petite fille avança en riant son brun minois.

Il y a du vin, du pain, du lait, des œufs, de l’ail, des piments, des oignons, des olives, du lard. On nous offre de tuer une poule, de faire une soupe et une omelette… un festin.

Une figure étrange paraît sur le seuil. C’est un tout vieux petit homme, vêtu d’un veston et d’un pantalon brun et coiffé d’une calotte noire. Un col de la couleur qui rendit le nom de la reine Isabelle célèbre, encercle son cou à la façon des prêtres.

« C’est le padre, » dit le châtelain.

Nous nous levons avec empressement pour saluer le padre. Ce n’est ni le moment, ni le lieu de manger du curé dans la Sierra de Andia.

Et puis, quel pitoyable morceau !

Si Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font vœu d’être siens,

il a sûrement oublié celui-ci le jour de la distribution.

Oncques ne vis sur un oint du Très-Haut tant de pièces et de taches.

Son veston, évidemment façonné avec les lambeaux d’une vieille soutane, avait depuis longtemps perdu, sous de nombreuses couches d’huile, sa couleur primitive ; quant au pantalon, fendillé, rapiécé, luisant d’usure, il était retenu par une ficelle dont les extrémités descendaient sur les cuisses. De plus, par une éraillure, accroc récent sans doute, s’échappait indiscrètement un bout de chemise de la couleur du faux col. Il était chaussé d’alpargatas et sa calotte paraissait couverte d’une telle couche de crasse que ce devait être celle qu’il portait à l’époque lointaine où il servait le Père éternel en qualité d’enfant de chœur. Le bonhomme comptait soixante-quinze ans.

« Padre ! padre ! cria la petite fille en se pendant familièrement à ses jambes, des Français ! des Français !

— Ah ! ah ! des Français ! répliqua le vieux en soulevant sa calotte pour répondre à notre salut, montrant sa tête grise aussi fournie de cheveux coupés ras que celle d’un jeune, soyez les bienvenus ! Des Français ! reprit-il, j’en ai connu un au temps du roi Louis-Philippe. Un brave homme. J’ai appris qu’il était mort.

— Qui ? Louis-Philippe ?

— Oh ! il y a longtemps. L’empereur aussi.

— Duquel parlez-vous ? Napoléon Ier ou Napoléon III ? »

Le padre nous jeta un regard effaré ; puis tapotant d’une main les joues brunes de la fillette qui jouait gentiment avec le bout de chemise du vieux qu’elle tournait en tire-bouchon, et repoussant de l’autre le petit garçon cramponné à son paletot, il répliqua, hochant la tête :

« Voyez-vous, je n’aime pas parler politique, moi. Je n’y entends rien. »

Le pauvre vieux pasteur d’hommes n’entendait pas à grand’chose, et il était certes aussi ignorant que les pasteurs de moutons de la plaine. Né au palacio de quelque maritorne à l’époque où les hobereaux d’Urvaza l’habitaient, il ne l’avait quitté que pour aller au séminaire, là-bas, à Logroño, bien loin dans la vallée de l’Èbre, à dix bonnes lieues. A sa sortie du séminaire, on l’envoya dans un village, puis dans un autre, et il revint au point de départ. Qu’avait-il fait pour échouer dans cette thébaïde ? Quel crime contre Dieu, les hommes ou l’Église avait-il commis ? Quel mystère planait dans son passé ? Quelle honte ancienne pesait sur ses épaules octogénaires ? Nous nous le demandions et nous eussions bien voulu le lui demander à lui-même, comptant que quelque aveu tomberait de sa sénilité. Mais il fut muet sur les secrets de sa vie.

Il n’avait jamais vu de chemin de fer, bien qu’il lui eût suffi de descendre à Alsasua. Depuis nombre d’années, ses jambes lui refusaient le service d’un tel voyage ; puis, il n’était pas curieux. D’ailleurs, il a voyagé ; il est allé à Rome, voici quarante ans ; et quand on a vu la Ville éternelle et le Pape, on peut mourir satisfait ; on a repu ses yeux de tout ce qu’il y a de beau sur terre.

« Avez-vous été à Rome, vous autres ?

— Pas encore.

— Allez-y, mes enfants. Vous aurez tout vu.

— Et à quoi passez-vous votre temps, padre, dans cette solitude ?

— Oh ! les occupations ne me manquent pas. Ma messe, mon rosaire, mon jardin, mes abeilles. Voulez-vous voir mes abeilles ? je vous montrerai aussi ma maison. »

Nous le suivîmes. Il nous conduisit à une sorte de cahute basse et recouverte de chaume, que nous avions prise pour une étable, à côté du jardinet. Il n’y avait qu’une fenêtre et il fallait se baisser pour passer sous la porte. Une chambre blanchie à la chaux ; un lit de sangle sur le sol battu, un grand crucifix au mur, une table avec une Vierge de plâtre manchote, un bouquet de fleurs artificielles dans un vase acheté à quelque faïencier forain, une caisse peinte en noir servant de commode, deux escabeaux, un bénitier, un chapelet, un almanach et un bréviaire, tels étaient le logis, la bibliothèque, le mobilier.

« Je vis ici depuis quarante ans, nous dit-il. C’est moi qui ai bâti la maison avec le père de José, que Dieu ait son âme ! Et il m’a aussi aidé à faire les meubles. De ma fenêtre, je vois mon jardin, ma vigne, mes oliviers, mes abeilles, mes oignons, mes choux. J’ai créé tout cela.

— Et le gouvernement vous paye ?

— Soixante douros par an.

— Oh ! oh ! vous devez faire des économies.

— Non, je dépense tout, répondit naïvement le bonhomme. Je paye ma nourriture à ces braves gens ; ce qui reste, je le donne pour les petits. »

Pendant qu’il parlait, je remarquais un cadre accroché derrière la statuette de la Vierge, un portrait au daguerréotype à demi effacé par le temps. Selon toute apparence, la tête d’une jeune fille.

« Voici peut-être la clef du mystère de la vie de cet homme, » me dis-je en moi-même, et tout haut :

« Est-ce le portrait d’une sainte, padre ?

— Si, señor, fit-il gravement, sainte et martyre ! »

Peut-être allait-il entrer dans la voie des confidences, mais la petite fille vint tout à coup nous appeler pour le dîner.

Malgré notre insistance, il refusa obstinément de partager ce festin. En dépit de sa crasse et de ses taches d’huile, nous n’eussions pas été fâchés de le voir à notre table ; tout ce que nous pûmes obtenir, c’est qu’il viendrait nous voir pendant notre repas.

Il tint parole, mais ne voulut même pas goûter au gros vin de Navarre que notre hôte nous versait à pleins bords, et comme les mouches réveillées par la chandelle et l’odeur inusitée des victuailles accouraient par myriades bourdonner sur nos assiettes et nos verres, le bon curé s’empara d’un chasse-mouches et, debout près de la table, le fit gravement tournoyer au-dessus des plats et de nos têtes jusqu’à la fin du repas.

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