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Sac au dos à travers l'Espagne

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XXXVII
MOTRIL ET MALAGA

Le jour se levait quand, des pentes de la Sierra de Lujor, nous saluâmes la Méditerranée. Que de fois à l’époque des belles années verdies d’espérance, j’avais rêvé sur la côte africaine en face de sa grande nappe bleue ! A nos pieds Motril s’étendait dans la vallée, et bientôt nous heurtâmes à une hôtellerie à l’enseigne de je ne sais plus quel saint du cru — dans tous ces noms de célestes célébrités la mémoire se perd — car l’Andalousie en fournit à elle seule de quoi garnir tout le calendrier, puisqu’il suffisait jadis d’avoir fait rôtir beaucoup de Maures et de juifs pour être promu d’emblée à la dignité de saint de première classe. On nous ouvrit sans trop de pourparlers et nous eûmes la bonne fortune de jouir chacun de notre chambre et de notre cuvette. Un poulet aux tomates fumant et cuit à point au réveil, effaça le regret du bouc de Padul, mit le comble à notre satisfaction et nous fit rendre grâces au grand saint patron du lieu.

La mer est à deux kilomètres. En gens arrivés au terme de leur voyage et qui désormais veulent prendre leurs aises, nous les franchîmes à l’aide d’un tramway, car il y a un tramway à Motril. Il traverse des vergers, des champs de maïs, de cannes à sucre, des roselières, des canaux d’irrigation débordés sur la voie et vous dépose sur le port, c’est-à-dire dans une sorte de faubourg appelé la Playa. Le vrai port de Motril est à deux ou trois lieues à l’est, dans une anse, la Calahonda, assez large pour abriter une centaine de navires. A la Playa on ne voit que des barques de pêche, que par les mauvais temps on tire sur la plage, et quelques caboteurs.

La Carolina, vieux sabot faisant le service de Motril à Malaga, ne levait l’ancre qu’à six heures, et il en était à peine trois. Que faire ? Retourner en ville ? Elle n’offre rien d’intéressant. Mieux valait errer sur la plage, suivre la longue ligne de roselières, gracieuse ceinture des vergers qui descendent jusqu’au rivage. De petites cabanes de jonc étaient disposées çà et là. Dans les unes, on buvait et mangeait, dans d’autres, on louait abri et costumes aux baigneurs. Nous nous munissons du caleçon réglementaire et courons prendre un bain.

Deux señoras qui rafraîchissaient leurs charmes dans notre voisinage, donnèrent à notre approche de tels signes d’inquiétude et d’horreur que sur-le-champ nous reconnûmes des filles de la pudique Albion.

Cependant, comme elles ne sortaient pas de l’eau, nous allâmes nous sécher sur le sable, à quelque distance de ces naïades effarouchées.

L’une, blond filasse, jaune et desséchée, l’autre, châtain clair, grassouillette et jolie. Celle-ci ne semblait pas extraordinairement farouche. Néanmoins sous prétexte de nous montrer son mépris et à sa compagne son zèle de pudeur, elle tournait dédaigneusement le dos ; mais, comme elle se baissait et se levait successivement, suivant l’usage du beau sexe, qui paraît goûter ainsi plus voluptueusement les caresses de l’onde, elle étalait et cachait tour à tour des rotondités que n’eût pas désavouées la déesse callipyge, et qu’une simple chemise ne pouvait guère dissimuler, tandis que l’autre, chèvre austère, accroupie dans l’eau jusqu’au menton, ne nous laissait voir qu’un visage chargé de couperose et de courroux.

Il n’est si attrayant spectacle dont à la fin on ne se lasse, et nous allions regagner notre cabine de joncs, lorsqu’une mégère, attachée au service des baigneuses, vint nous sommer avec majesté d’avoir à déguerpir sur-le-champ.

« Je ne pense pas que vous soyez de décents cavaliers pour offenser ainsi de vos regards des señoras qui prennent leur bain.

— Nous ne vous avons jamais dit que nous étions de décents cavaliers. »

Elle s’en va furieuse et revient bientôt munie d’un grand peignoir, et l’étendant comme un rideau entre nous et les baigneuses, elle les fait sortir l’une après l’autre de l’eau, les conduisant à leur cabine, entièrement dérobées à notre vue.

Le lendemain matin, étendu sur le gaillard d’avant, je me réveillais devant un magique tableau. Sous les clartés empourprées de l’aube et au travers d’une forêt de mâtures, Malaga se déroule devant nous. Derrière la ville entassée, se dressent les hauteurs de Gibralfaro, où flottent dans une buée d’or les rayons du soleil levant, enveloppant d’une gloire la vieille forteresse phénicienne. Des villas sans nombre sont parsemées sur la montagne ; et la gigantesque cathédrale, énorme carré de pierre, domine le port et semble écraser la ville.

Nous débarquons, et malgré l’heure matinale les quais sont encombrés d’une foule bigarrée aux allures pittoresques, marchands de poissons et de fruits, débardeurs, canotiers, matelots.

Les tavernes du port et des étroites rues adjacentes sont déjà ouvertes et sur le seuil de l’une d’elles une jeune virago, étonnamment mamelue, aux grands yeux hardis et noirs, nous interpelle au passage :

« Des Anglais ! » s’exclame-t-elle, car tous les touristes sont invariablement pris à l’étranger pour Anglais, et aussitôt à brûle-pourpoint elle nous lâche son vocabulaire britannique :

« English spoken. Mylords. Roastbeef. Soda water. Pretty miss. Brandy.

— Yes, brandy ! »

Elle passe derrière son comptoir et nous verse de cette abominable eau-de-vie dont l’Allemagne empoisonne les deux mondes en général et l’Espagne en particulier.

En face du comptoir, vrai bar anglais, rehaussé par une glace italienne et des étagères mauresques chargées de flacons à étiquettes germaniques, le mur est couvert de grandes affiches enluminées, vantant les produits britanniques. Sur la table, des couteaux portant l’estampille de Sheffield et sur un coin du comptoir est un appareil à glace fabriqué à New-York.

« Vous n’avez donc rien de français ici ? »

Elle leva les yeux et les épaules comme si elle cherchait dans sa mémoire.

« Nada ! » dit-elle.

Rien ! ou presque rien ; c’est à peu près de même partout en Espagne. Dans ce pays où Anglais et Allemands ont pris dans le commerce et l’industrie une si large place, nous sommes à peine représentés.

Les Allemands surtout se sont implantés avec leur audace et leur ténacité habituelles, inondant non seulement les marchés espagnols de leurs produits, mais falsifiant les vins du cru.

Mon ami Robert Charlie a fait sous le titre le Poison allemand une très patriotique campagne contre l’invasion de la bière germanique ; il serait à souhaiter qu’un écrivain espagnol entreprît une campagne analogue non contre l’invasion des vins allemands, mais contre la falsification par les Allemands des vins espagnols.

Malaga, la ville la plus populeuse et la plus commerçante de l’Andalousie, le premier port d’Espagne après Barcelone, est le centre d’importation des denrées germaniques, principalement des alcools, au moyen desquels l’Allemagne falsifie sur place tous les vins de l’Andalousie.

Aussi, bien que la production vinicole ait considérablement augmenté, puisque de vingt millions d’hectolitres qu’on récoltait il y a quatorze ou quinze ans, elle s’élève aujourd’hui à plus de trente millions, l’exportation, loin d’accroître dans les mêmes proportions, n’a fait que diminuer, parce que, comme le constatait récemment le journal El Liberal, « la majeure partie des vins espagnols qui ont passé la frontière française ou ont été embarqués pour l’Amérique ou les pays du Nord, n’étaient pas du vin, à proprement parler, mais une infâme mixture fabriquée avec de l’alcool allemand et offerte sur les marchés comme un produit de crus renommés. »

Avec de l’alcool amylique, des colorants provenant de la houille, de l’extrait sec artificiel, de la glucose, un peu de moût de la plus mauvaise qualité et des tonnes d’eau, les Allemands qui trafiquent à Malaga inondent les marchés français et ceux d’Espagne de milliers de barriques portant les marques des bons crus et pourvues des meilleurs certificats de provenance[14].

[14] On en a inondé les marchés français, tandis que nos vignerons voyaient avec douleur leurs excellents vins naturels leur rester pour compte dans leurs caves.

La sophistication, une fois en train, ne s’est pas limitée au commerce extérieur. On fabrique également des vins artificiels pour la consommation de Madrid et des autres grandes villes, ainsi que l’a démontré le laboratoire municipal, dont les analyses ont signalé dans ces vins la présence de l’alcool amylique et d’autres substances étrangères au jus de la treille et généralement nuisibles. L’extrême bon marché de l’alcool allemand facilite ces abus, et bien d’autres abus encore, qui, non seulement compromettent la santé publique, mais nuisent à la consommation des vins naturels et ruinent le vigneron. La spéculation éhontée trouve évidemment plus commode et plus avantageux d’acheter une barrique d’alcool que huit barriques de vin, et avec cette barrique d’alcool, de l’eau et d’autres ingrédients, elle fabrique, sans tomber sous le coup des exigences fiscales, dix ou douze barriques de vin (?). Ce qui lui vaut un double bénéfice, puisque l’eau ne coûte rien et que le fabricant n’a point eu de droits d’entrée à payer.

Que sera-ce, quand le bon marché des alcools industriels étrangers s’aggravera de la prime de 60 francs par hectolitre que le gouvernement allemand accorde à l’exportation ?

On frémit en pensant aux difficultés et aux embarras qui menacent notre commerce… Tandis que l’Allemagne s’indemnisera de ses primes avec les millions gagnés sur les nations qui lui prennent ses alcools industriels, et principalement sur l’Espagne, nous verrons dépérir, de jour en jour, notre production vinicole, diminuer nos affaires avec l’étranger, augmenter, par conséquent, la crise agricole, industrielle, commerciale et monétaire !

(El Liberal.)

Il résulte de cette audacieuse flibusterie une dépréciation universelle des excellents vins de l’Andalousie, un appauvrissement des producteurs et un renchérissement des denrées de première nécessité.

N’est-ce pas une chose effroyable que cette concurrence déloyale faite à toutes les races par la race saxonne ? Ce n’est pas seulement par ses bières que l’Allemagne nous empoisonne, c’est par ses alcools sophistiqués, ses vins artificiels vendus sous de fausses marques et sous le couvert d’éhontés spéculateurs.

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