← Retour

Sac au dos à travers l'Espagne

16px
100%

XXIV
VISITE AUX FOUS

Je ne sais si c’est à notre qualité d’étrangers — qualité cependant peu appréciée partout, excepté en France — que nous eûmes l’avantage de pénétrer sans lettre d’introduction, sans ticket, sans formalité aucune et sans pétition préalable dans l’hospice des fous et des folles de Tolède.

En revenant de l’Alcazar, l’ancien palais de Charles-Quint, assis sur les fondations de celui des rois maures, qui domine majestueusement la ville et sert d’École militaire aux cadets, nous trouvâmes la porte ouverte et nous entrâmes comme chez nous.

« Il faut d’ordinaire la permission du docteur, nous dit le concierge, auquel nous offrîmes un bonjour métallique ; il est absent, mais je vais prévenir la mère Gertrudis. »

Nous attendons dans un vestibule coupé par un long corridor, et en examinant les bondieuseries de la muraille, nous arrivons à une solide grille, porte donnant accès à une cour plantée d’arbres et entourée d’arcades. Quatre ou cinq hommes assis sur un banc, vêtus les uns du costume andalou, les autres de la courte blouse des Manchois, coiffés de sombreros ou de foulards, semblent causer paisiblement comme de tranquilles citoyens devisant du changement de ministère.

Mais nous sommes aperçus. Une tête de Don Quichotte après ses mésaventures s’avance précipitamment vers la grille :

« Caballeros, nous dit à la hâte ce chevalier de la Triste Figure, béni soit le ciel ! Je m’appelle Pedro Lopez d’Alsasua, et j’offre 100 000 réaux à qui me fera sortir d’ici.

— Il faut le croire, nous cria un petit vieux à cheveux blancs et à mine également lamentable ; don Pedro n’est pas plus fou que moi, et si ma fille ne m’attendait pas…

— Cent mille réaux, señores, continua le premier, il suffit d’aller trouver l’alcade… Mon frère, pour me voler, m’a fait enfermer ici. Une enquête… »

Une religieuse d’une quarantaine d’années, à physionomie dure, la mère Gertrudis sans doute, arrivait avec un énorme trousseau de clefs, suivie d’une compagne plus jeune et de mine plus avenante.

Elles nous jetèrent un regard scrutateur et voyant que nous n’avions l’air ni d’huissiers ni de procureurs, on nous donna sans plus de formalité l’accès de l’antre.

Nous voici dans la cour. Une vingtaine d’hommes, les uns assis sur les bancs, fument des cigarettes ; d’autres sont étendus à l’ombre des arbres ; ils se lèvent et viennent nous examiner avec curiosité. Nos bérets nous firent d’abord prendre pour des Basques. Un superbe gaillard d’encolure herculéenne et de fière tournure sous son vêtement de montagnard du Guipuzcoa nous adressa quelques mots en langue vasconne. Nous lui faisons signe que nous ne comprenions pas, et dès lors il se tut, mais s’attacha à nous avec ténacité ; sa veste rejetée sur l’épaule à la manière castillane laissait à découvert ses bras musculeux et nus, ornés et réunis aux poignets par une solide paire de menottes.

« Il est très dangereux, nous dit la plus jeune sœur chargée de nous chaperonner, et d’une force extraordinaire. Quand il est furieux, il n’y a pas trop de huit à dix hommes pour le contenir. C’est pourquoi on lui met les menottes… par précaution. C’est plus sûr. »

L’hôpital est bien tenu. Je ne dirai pas qu’il est dans les conditions de Sainte-Anne ou de la Salpêtrière, mais cellules, préau, dortoirs, cuisine, sont d’une grande propreté. De la salle de récréation, c’est-à-dire du jeu de paume, large galerie d’où l’on domine la ville, on jouit d’un splendide panorama sur la riche vallée du Tage, et bien que les Espagnols passent pour être insensibles à la beauté de la campagne, la vue de ces fertiles huertas ne peut avoir sur les fous qu’un effet bienfaisant.

Quelques-uns, le visage collé contre les grilles, suivaient mélancoliquement les méandres du fleuve ou la route blanche qui serpente, comme s’ils y cherchaient les traces de l’écroulement de leur vie.

Beaucoup de ces fous d’ailleurs me paraissaient en possession de leur raison entière. Qui sait le point précis où la folie commence ? Que de gens courent libres par les rues plus fous que les fous enfermés ! Il est vrai que le chancelier Bacon disait, il y a quelques siècles : « Les Espagnols paraissent plus sages qu’ils ne le sont. » C’était aussi l’avis de Charles-Quint qui ajoutait : « Les Français, au contraire, sont sages tout en ayant l’air de fous. »

Était-il réellement fou ce malheureux qui me répétait sans cesse à l’oreille :

« Monsieur, je vous jure que je suis aussi sain d’esprit que vous. Ce que je vous dis est sérieux. Des parents infâmes m’ont fait enfermer pour s’emparer de mon bien. J’offre cent mille réaux…

— Il dit vrai, interrompit encore le petit vieux ; si ma fille n’était pas si jeune, elle s’occuperait de son affaire ; ce serait beau pour elle, cent mille réaux ! Quelle dot ! Elle est si jolie ; mais si jeune… comment voulez-vous ? Seize ans, monsieur, seize ans ! Puis elle elle est toute seule, puisqu’elle n’a plus de mère et que je suis ici. »

Il réfléchit un moment et continua se parlant à lui-même :

« O santa Maria ! comment suis-je ici ? Comment peut-il se faire que j’aie laissé ma fille toute seule ! Comment ? Comment ?… »

Il se tut, regarda autour de lui comme s’il cherchait à se rappeler le drame, et de grosses larmes coulèrent sur ses vieilles joues parcheminées.

« Allons ! Manuelo, dit la sœur d’une voix douce… Encore ! Votre fille va venir vous chercher ; elle vous grondera si vous avez les yeux rouges. »

Le bonhomme s’essuya rapidement de ses doigts, puis regardant ses hardes usées :

« Je vais vite changer d’effets pour sortir avec Anita.

— Tenez-vous tranquille, Manuelo, il n’est pas l’heure. Quand elle viendra, je vous appellerai. »

Et, s’adressant à nous :

« C’est tous les jours ainsi. Il a perdu la raison à la suite de la mort de sa fille. Et, depuis dix ans, il l’attend chaque jour. »

Les fous s’étaient mis à une partie de paume, et chacun rivalisait d’adresse voulant nous montrer son savoir-faire, se tournant, heureux, de notre côté, à chaque coup habile, cherchant notre approbation.

Quelques-uns interrompaient de temps en temps la partie pour nous demander ou nous offrir des cigarettes.

Nous laissâmes quelques pesetas pour ceux qui me pouvaient se procurer du tabac, et en honnêtes gens, ils nous remercièrent avec beaucoup de dignité, puis nous prîmes congé de la section des hommes pour nous diriger vers celle des femmes, suivis de tous les locataires qui nous serrèrent la main avec effusion, comme à des confrères, même l’athlète à menottes qui nous tendit forcément à la fois les deux siennes, tandis que le vieux se haussait sur la pointe des pieds pour voir si sa fille n’apparaissait pas au fond du corridor et que le señor don Pedro Lopez d’Alsasua me répétait une dernière fois à l’oreille :

« Cent mille réaux, monsieur, cent mille réaux ! Ne l’oubliez pas. Cent mille réaux… »

Chargement de la publicité...