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Sac au dos à travers l'Espagne

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XLIII
SUR LE GUADALQUIVIR

Le bateau d’Algéciras, faisant escale à Cadix, levait l’ancre à trois heures du matin, heure vraiment espagnole. Couchés très tard, nous craignions de manquer le départ, mais nous comptions sans les moustiques qui, à deux heures, nous tenaient encore éveillés. Une demi-lieue séparait notre casa de Huespedes de la tour del Oro, place d’embarquement ; il ne fallait plus songer à dormir.

Mais sur les bords du Guadalquivir pas plus que sur ceux de la Seine, l’on ne se pique de ponctualité. Cette vertu britannique est peu prisée des races latines. C’est un tort ; nous avons, en revanche, d’autres vertus que les Anglais ne possèdent pas. Quoi qu’il en soit, à Séville comme à Paris, on arrive généralement trois quarts d’heure après celui de grâce — quand on arrive ; — c’est pourquoi ceux qui n’aiment pas se morfondre, avancent de soixante minutes en donnant rendez-vous. C’est ce que faisait le capitaine de la Carolina, et peu au courant de ces usages, nous arrivâmes au paquebot pour y trouver l’équipage endormi.

Quand toutes les horloges de la ville, auxquelles se joignirent celles du faubourg de la Triana qui lui fait face, eurent décroché quatre coups, ce qui prit un certain temps, les passagers commencèrent à déboucher sur le quai.

On chauffe et bientôt l’on se met en mouvement un peu avant le lever du soleil.

Le Guadalquivir est le seul fleuve navigable de l’Espagne, pour les bateaux ne jaugeant pas plus de 200 tonneaux, et encore à partir de Séville, c’est-à-dire à 25 lieues de l’océan.

Ses eaux rousses, ses bords plats, ses nombreuses volées d’oiseaux aquatiques, lui donnent en maints endroits une physionomie hollandaise. Mais l’azur intense du firmament, l’ardent soleil, les ombres bleues, les cigognes et les hérons, groupés près de ses longues lignes de joncs, rappellent bien vite qu’on navigue dans les splendeurs du Midi.

Nous glissons rapidement dans les méandres du fleuve, charmés à chaque détour par des coins de rivage inattendus, enveloppés dans les molles clartés de l’aube. Villas émergeant d’un bouquet de palmiers, vieux cloître abandonné, assis au sommet d’une colline et dont la cloche rouillée a depuis longtemps sonné matines pour la dernière fois.

Séville s’enfonce et disparaît derrière l’épais rideau des jardins de San-Telmo, tandis que la Giralda, au contraire, semble grandir davantage et monter dans les brumes violettes, aiguille ardente, seule éclairée par les feux du levant. A gauche de nous, la grande plaine festonnée au loin par des ondulations gris-perle. Les habitations se clairsèment ; les joncs, en masses épaisses, défendent l’approche des rives, refuges de nuées de hérons et de canards.

Voici une bourgade, dont les maisons pittoresquement entassées, se groupent autour d’un monastère fortifié. Ses bastions et ses murs enserrent des jardins touffus, dont ils rejettent en verdoyantes cascades par-dessus leurs créneaux la flore trop abondante.

Tous ici sont levés avant le soleil. Les petits garçons jouent déjà au toro sur la rive devant un aréopage de petites filles attentives.

Mais le globe radieux se lève à son tour, émergeant lentement d’une longue bande orangée, tandis que nous filons sans bruit entre une double ligne de saules, de peupliers, de glaïeuls et de joncs. On dirait maintenant certains décors de Marne et de Seine avec plus de sévérité, une plus large envergure.

Ce Guadalquivir est empreint d’une placide et poétique majesté. C’est bien la grande rivière, l’Oued el Kébir, chantée par les poètes arabes et andalous.

« Je te salue et je t’aime, Guadalquivir, roi de l’Andalousie, s’écriait le duc de Rivas, proscrit. Comme tu t’avances avec fierté vers la mer, toi qui coules si calme et reflètes dans tes ondes les murs antiques de Cordoue. »

Cependant, comme les grandes et belles routes d’Espagne, cette route liquide est presque déserte. A peine si nous rencontrons de temps à autre un vapeur, un voilier, un canot.

A travers les vertes trouées des bords, on aperçoit des champs de maïs, des fermes lointaines et éparses, des coteaux rayés de vignes, des bouquets d’oliviers.

Quelques barques se détachent chargées de filets. On approche d’une bourgade, Coria del Rio, vieille cité romaine. Une jeune fille, en frais déshabillé, rêve sur le balcon d’une maison de maître. On passe assez près pour voir qu’elle est jolie. Deux petits officiers de hussards, tout fraîchement fabriqués à l’École de Tolède, la saluent et lui envoient un baiser. Elle sourit et secoue la tête, voulant dire sans doute que ce ne sont pas des baisers à travers l’espace qu’il lui faut.

Dans la plaine découverte, immense, que dominent les pics d’Utrera, des troupeaux de jeunes taureaux demi-sauvages paissent tranquillement dans la paix de l’âge d’or ; plus loin, des chasseurs battent les hautes herbes, font lever des compagnies de canards. Cette vue excite l’humeur cynégétique de plusieurs passagers. Ils arment leurs fusils et font rage sur les hérons et les mouettes. Balles perdues. Cassements inutiles de pattes et d’ailes. Les pauvres bêtes éclopées vont crever dans les fourrés de joncs. Cela amuse les spectateurs. Une infortunée cigogne, paisiblement perchée sur une jambe, reçoit une balle en plein corps. Bien visé. On applaudit. Ceux qui ne disent rien se regardent en hochant la tête : Voilà ce qui s’appelle un joli coup de fusil !

Cruelle et sotte manie de tirer ainsi, sans profit aucun, sur des êtres inoffensifs, sans autre raison que le plaisir de tuer ! Et j’ai entendu de ces chasseurs faire de la sensiblerie et déclamer contre les courses de taureaux, qui ont cependant une utilité et une excuse, puisque les bénéfices sont versés aux hospices. Et là, au moins, le tueur risque sa peau.

Pendant qu’on visait, il me venait de folles envies de faire dévier, d’un solide coup de ma trique, ce bras de meurtrier imbécile.

Eh ! brute ! garde ta poudre pour l’homme, ton seul ennemi.

Les déchirures d’Utrera se sont effacées, les mamelons meurent en ondulations légères. Plus rien que la plaine au niveau du fleuve dont les sinuosités vont se perdre en s’élargissant dans la ligne droite de l’horizon où pointent les voiles latines.

Une grande buée flotte des deux côtés de la rive. Ce sont les Marismas, les maremmes fertiles en fièvres. Ni village, ni ferme, ni culture dans ces vastes étendues de terre grise et poussiéreuse, tachées çà et là d’inextricables fourrés de joncs, et que les pluies d’automne transforment en fondrières et en bourbiers.

Le fleuve s’élargit de plus en plus ; ses bords s’ensablent. Les bouquets de verdure reparaissent ; des tas de foin, de petites maisons blanches, émergeant d’une ceinture de palmiers noirs, dépassent la ligne très basse de l’horizon. Aux paysages hollandais et séquaniens succède un décor du Nil.

Une bruyante bande de cochons noirs fouille les joncs, près d’un cheval en détresse, qui, enfoncé jusqu’au poitrail, essaye vainement de se désenliser. Un peu plus loin, mules, chèvres, taureaux, chevaux paissent, pêle-mêle, dans une confraternité inconnue aux humains.

Un bac-radeau, chargé de gens et de bêtes, va d’une rive à l’autre aborder à un petit port de pêche flanqué d’une fabrique d’alcool à l’enseigne germanique. Des groupes de fillettes et de garçonnets, jambes et pieds nus, graves comme père et mère, nous regardent passer.

Là-bas, là-bas, dans la plaine, de tous côtés, où se porte la vue, des troupeaux de taureaux sèment d’innombrables points bruns les grandes nappes grises. Quelle terrible consommation !

Des hauteurs dentelées se dressent brusquement, à droite, derrière un coude du fleuve, comme une ligne de bastions cyclopéens. Ce sont les falaises de la côte, et, tout près, les triangles blancs des voiles coupent l’azur intense et cru.

Des pyramides de sel s’alignent à notre droite : les salines de Santa-Teresa et de San-Carlos ; elles étincellent sous le soleil comme des morceaux de diamants.

Le fleuve devient d’une largeur immense, presque un bras de mer ; il y débouche majestueusement en une courbe énorme.

On navigue entre des dunes garnies de forêts de pins et de grands cèdres, et bientôt paraissent les maisons roses et blanches du petit port de Bonanza avec l’aspect coquet d’un village de la Seine ; puis, un peu plus loin, au milieu de bouquets de palmiers et d’orangers, s’étend la jolie ville de San-Lucar.

San-Lucar de Barrameda, le grand port des Maures d’Espagne, n’est plus qu’un simple garage. Devenue ville d’eaux, elle reçoit le tout Séville, le tout Xérès, le tout Cadix, c’est-à-dire la totalité des vaniteux désœuvrés qui ont introduit la coutume de s’ennuyer correctement et à grands frais, ce qu’on appelle enfin la fine fleur de la civilisation.

Aussi, malgré l’extérieur séduisant, les jardins délicieux et la plage pittoresque, ce n’est pas ici que je prendrai pied.

Une forte houle nous reçoit dans l’Océan et nous oblige à saluer malgré nous le fort de Chipiona et à zigzaguer sur le pont comme de vieilles Anglaises le soir de Noël. C’est une véritable gigue que nous dansons en doublant la pointe de Camaron et Rota, qui nous sourit de sa vieille enceinte, au sommet de sa falaise. Rota, dont je goûtais pour la première fois, il y a quelque vingt ans, sur les confins du Sahara, le vin digne des dieux, cadeau de mon brave colonel du Paty de Clam, ne reçut que des hommages en nature dont s’emparèrent aussitôt les poissons atlantiques.

Mais tout s’oublia devant le panorama magique, car soudain, en face de nous, sortant du milieu des vagues bleues, surgit la belle Cadix, tout hérissée de ses tours, de ses clochers, de ses dômes, de ses belvédères, blanche et ensoleillée comme une cité de l’Orient.

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