Sac au dos à travers l'Espagne
XLV
DE CADIX A ALGÉCIRAS
En faisant ces réflexions, harcelé par une nuée de lamentables guenillards qui se disputaient la faveur de porter mon havresac jusqu’au port, je pris le paquebot d’Algéciras.
Nous revoici côtoyant l’Espagne, par une mer houleuse. Chiclana, dont les eaux sulfureuses attirent nombre de malades, paraît coquette et bien bâtie au pied d’une colline que dominent les ruines d’un vieux monastère. De longues rangées de pyramides de sel se succèdent, puis vient Conil à l’embouchure de la Conilète, ce que les Espagnols appellent Salado de Conil, séduisant petit recoin.
La côte se découpe en roches énormes et le cap de Trafalgar, de sinistre mémoire, se dresse devant nous.
Derrière, Vejer de la Frontera s’assoit pittoresquement sur la crête d’une montagne. Bientôt se dessinent sur l’horizon les côtes marocaines, et huit heures après notre départ nous doublons le cap de Tarifa, la pointe la plus avancée du continent européen.
Tarifa, avec sa vieille forteresse, son antique château maure bâti sur le roc, est peut-être le point le plus connu des marins et le plus inconnu de l’Espagne. Enfermée dans ses murailles sarrasines, loin de toute communication, sans industrie, sans commerce, voyant passer tous les navires sans qu’aucun s’y arrête jamais, la vieille petite ville semble une épave oubliée des âges disparus. Les femmes n’y sortent que le visage voilé comme les femmes arabes, et les historiographes du dernier empire ont été y chercher le berceau familial de l’impératrice Eugénie, inscrivant dans son arbre généalogique Alonzo Perez de Guzman, que l’on surnomma le Bon. Alcade de Tarifa vers la fin du treizième siècle, il eut à la défendre contre une attaque des Maures.
Pendant le siège, ceux-ci parvinrent à s’emparer de son fils et menacèrent Guzman de le tuer sous ses yeux s’il ne leur livrait le château. L’alcade leur jeta son poignard avec ces paroles sublimes :
« Tuez-le avec ceci, puisque vous l’avez résolu : j’aime mieux mon honneur sans mon fils que mon fils sans mon honneur. »
Alors la digne épouse de Guzman se joignit à son mari :
« Vous pouvez tuer mon enfant, cria-t-elle, nous en fabriquerons d’autres. »
Et sautant sur un des créneaux, pour mieux défier l’ennemi, elle se troussa jusqu’aux hanches :
« Le moulin fonctionne toujours, ajouta-t-elle, et le meunier est encore bon ! »
L’Iliade et l’Odyssée n’offrent rien de semblable, et cet acte trop héroïque pour que l’on puisse en rire, loin de désarmer les terribles Sarrasins, ne fit qu’accroître leur colère.
Sous les yeux du père et de la mère, la tête de l’enfant tomba.
Le soir venait lorsque tout à coup le noir et gigantesque rocher de Gibraltar s’étala devant nous avec l’aspect d’un monstre accroupi. Rien ne peut rendre la majesté de cette masse solitaire, qui se détache brusquement sur la mer et le ciel. Nous entrons dans la baie : la nuit est déjà descendue, un vent violent du sud-ouest s’engouffre dans cet entonnoir et nous secoue jusque sur Algéciras, rendant le débarquement difficile.
Une barque nous prend et à grand’peine nous atteignons une vieille jetée balayée par les lames, tandis que pour recevoir les bagages les portefaix entrent dans l’eau jusqu’au ventre, cramponnés à des câbles. Un port peu commode et qui n’exigerait cependant que quelques travaux pour devenir excellent.
Tout trempés par les coups de mer, nous entrons dans le premier hôtel venu où nous scandalisons les convives assis à la table d’hôte.
Pas de chance. Victoria Hotel. Nous voici en pleine Angleterre. Table silencieuse, garçons sévères en habit noir, mines composées, cols carcans, œil froid, mentons de galoche. Sûrement, c’est John Robinson esquire, mistress Penelope Philips et ses six filles, master Harry Brown et son tutor, miss Kate Kidney et ses lunettes ! Que le diable les emporte tous ! Eh bien, pas du tout, ce ne sont pas des Anglais, mais des hidalgos de pure race andalouse qui cherchent à imiter les Anglais et n’en sont que plus stupides. Toute imitation est signe d’infériorité. Et ils réussissent si bien que, sans leur langage castillan, nous les prenions pour des Shopkeepers de Tottenham court road. En habit comme les larbins, ils semblent absolument horrifiés de la simplicité rustique de notre costume trempé ; aussi, pour les horrifier davantage, nous apercevant qu’ils poussent l’imitation britannique jusqu’à boire au pays du doux vin l’ale âcre et nauséabonde, nous frappons à l’unisson sur la table en criant : « Du vin, N. de D., du vin, nous sommes encore ici en Espagne, qu’on f… la bière à Gibraltar. »
Algéciras est célèbre dans l’histoire militaire. Les Maures assiégés par Alphonse de Castille y tirèrent les premiers coups de canon que l’on entendit en Europe. Que de terribles échos depuis ! J’aime mieux son autre renommée, celle de la beauté de ses filles, bien que je n’aie pas eu le temps d’en juger, car arrivés à la nuit tombante, le petit jour nous trouvait sur la jetée essayant d’entrer en une barque qui tantôt s’élevait à hauteur de nos mollets et l’instant d’après s’effondrait à cinq pieds au-dessous.
Cette infernale jetée dont la pointe est détruite depuis au moins un demi-siècle, et contre laquelle nous avions manqué nous briser la veille, est grâce à l’incurie de la municipalité un point de débarquement des plus dangereux par les gros temps.
Je ne sais si les honorables conseillers d’Algéciras occupent leurs loisirs à négocier des pots de vin et leurs heures d’étude à changer les noms des rues, mais les barques qui transportent voyageurs et bagages sont exposées à chaque coup de mer à être mises en pièces contre des débris de maçonnerie qu’il serait facile de faire enlever.
C’est ce qui faillit nous arriver ; mais, si nous échappâmes à un bain matinal, nous vîmes nos valises plonger tout à coup et disparaître en un clin d’œil, spectacle toujours amusant pour les… voisins. On nous affirme qu’on ne tardera pas à les repêcher, et sur cette consolante promesse, repoussés de la jetée à grands efforts de gaffe, nous roulons vers la barcasse espagnole, qui mit en bourlinguant horriblement près de deux heures pour une traversée de quelques lieues.