Sac au dos à travers l'Espagne
XXXVIII
L’AUBERGE DU GRAND SAINT IAGO
A la recherche d’une posada dans les prix doux — car si nous touchons à la fin de notre voyage, nous touchons également à celle de notre bourse — nous avisons un agent de police occupé à se livrer à un outrage public aux bonnes mœurs.
« Je sais ce qu’il vous faut, nous dit-il, patientez un moment. »
Il termine paisiblement sa petite affaire au milieu de la rue, coram populo et puellis, et tandis qu’il s’ajuste, un camarade le rejoint.
Nous voici déambulant par les calles étroites et tortueuses avec nos sacs demi-vides pendant sur une épaule, nos faces brûlées, nos souliers poudreux, nos triques de rôdeurs et nos vêtements qui bâillent par plus d’une couture au soleil levant. Les deux agents qui nous flanquent ne contribuent pas peu à nous désigner à l’attention et si nous avions fait la gageure de passer pour deux compagnons du fameux Melgarès, dont la respectable famille habite les environs de Malaga, nous eussions gagné à coup sûr.
Aussi, dès les premiers pas, une troupe de polissons nous escorte. Des hommes et des femmes se mêlent à la bande.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Des ladrones.
— N’est-ce pas ceux qui ont attaqué la diligence de Motril ?
— Justement, ils viennent par le bateau de Motril.
— On les a arrêtés sur le port.
— Ah ! les gredins !
— Ils en ont bien la mine.
— Le garrot ! le garrot ! »
La foule grossit. On commence par lancer quelques cailloux. Pour échapper au sort de la femme adultère de l’âge évangélique, nous offrons à chaque cabaret que nous rencontrons les rafraîchissements les plus choisis à nos guides. Ils refusent avec dignité :
« Nous n’avons pas soif.
— Bah ! on boit sans soif.
— Les ivrognes, oui ; pas les Andalous. »
Au diable la sobriété des Andalous ! Nous débouchons dans un petit carrefour en face d’une maison qui forme un angle. Enfin, c’est là. Il était temps. Auberge du Grand Saint Iago. Encore un saint qui a dû fricasser pas mal de juifs et de Maures ; mais nous bénissons son nom ; il nous sauve des fureurs de la populace qui s’arrête surprise et déçue de nous voir arrêtés à la porte d’une auberge au lieu de celle de la prison.
La police frappe pendant cinq ou six minutes du pied et du poing en criant à chaque coup d’une voix lamentable, mode andalouse de s’appeler :
« Hé ! señora ! hé ! l’ama ! señora Mariquita ! »
La señora Mariquita se décide à paraître au balcon de l’étage supérieur ; grosse commère qui a de beaux restes et les montre en partie dans un déshabillé des plus sommaires.
« Des seigneurs voyageurs ! » crient les deux policiers.
Elle laisse tomber comme une reine un regard à la fois étonné et dédaigneux ; dédaigneux sur des seigneurs qui payent aussi peu de mine, étonné sur la foule qui les escorte, puis se décide à descendre nous ouvrir.
Nous entrons ; les curieux se dispersent et les agents se retirent après nous avoir recommandé aux bons soins de la señora comme si nous étions de vieux amis et trempé par politesse leurs lèvres dans un verre de liqueur que nous leur avons fait servir.
L’hôtesse qui, — elle nous l’apprit elle-même — est la veuve d’un de leurs camarades, appelle à son tour d’une voix dolente : Barbara ! Barbara ! et nous confie, tandis qu’elle va achever sa toilette, à une fort jolie nièce qui ne paraît avoir de barbare que le nom.
O Grand Saint Iago ! Tu restes un de mes meilleurs souvenirs d’Espagne et bien que tu aies fait rôtir à petit feu un nombre illimité de juifs, j’eusse souhaité de passer sous ton enseigne un nombre illimité de jours !
Toi seul m’as réconcilié avec les posadas des Espagnes. Non pas que la casa de la señora Mariquita fût absolument un centre de sybaritisme, ni même un lieu de simple confort ; mais, si la femme du vicaire de ma paroisse, fourvoyée là par hasard, eût été choquée de la pauvreté de la chambre, de la dureté de la couche, de la voracité des puces, de la grossièreté des draps, de l’exiguïté du pot à eau et de la cuvette, son révérend époux se fût certainement épanoui à l’éclat des yeux et du sourire de la chambrière, dont la brune beauté et la piquante saveur lui eussent fait oublier un instant, ne fût-ce qu’un instant, son chœur de blondes et bibliques chanteuses d’hymnes.
Et la cuisine ! Quels condiments, quels piments, quel incendie ! Pour l’éteindre, trois brocs de malaga de diverses couleurs furent à peine suffisants.
Sur les murs de la salle, asile de ces débauches, s’alignaient des escouades de saints et de saintes à mine béate ou rébarbative ; mais une nouvelle jeune fille, aussi jolie que la première et répondant au doux nom de Cata, atténuait par son aimable présence l’austérité de cette pieuse compagnie, tout en augmentant le légitime désir de chacun de goûter aux joies célestes. La señora Mariquita n’ignorait sans doute pas que pour un voyageur rien n’est plus agréable que la variété, aussi avait-elle commis une de ses nièces au service des lits, et la plus jeune à celui du buffet.
Malaga n’est pas seulement célèbre pour l’excellence de ses vins, il l’est aussi pour la beauté de ses filles, et cette fois la renommée aux cent bouches ne ment pas.
Yeux noirs éclatants et doux, blancheur mate du teint, visage d’un charmant ovale, épaisse et luxuriante chevelure, lèvres si rouges qu’on les croirait barbouillées de mûres, taille fine et poitrine délicieusement agrémentée ; ajoutez à cela une exquise délicatesse des mains et des pieds dont la cambrure reste découverte, et vous aurez le croquis de Cata et de la généralité des Malaguègnes. La plupart ont en outre un petit air réservé et sérieux sous lequel perce le désir de plaire et la satisfaction de se sentir admirée. Voilà plus qu’il n’est suffisant pour mettre à l’épreuve la vertu des saints. Ne vous étonnez pas si la nôtre subit des assauts.
A notre baragouin castillan la niña riait comme une folle et ne se lassait pas de remplir nos verres, que de notre côté nous ne nous lassions pas de vider. Aussi bien avant le dessert, mon compagnon, plus ferré que moi sur la langue de Don Quichotte, lui décocha ce quatrain décroché d’un vieux livre :
Riant aux éclats, les mains appuyées sur ses seins, comme pour en mieux accuser les contours, elle se laissa voler un baiser en criant : no, no, no, puis se sauva, et deux secondes après nous entendions sa tante et sa cousine, la préposée aux lits, joindre leurs gammes à la sienne. Trilles moqueurs qui tombèrent sur notre ardeur comme autant de douches glacées.
Le soir, pour nous consoler, nous allions assister à la malagueria, mimique locale qu’on ne danse plus guère que dans les cabarets du port et les concerts populeux ; sorte de pantomime amoureuse jouée entre une jeune fille et un beau gars bien découplé, qui ne m’a pas semblé différer essentiellement de celles déjà vues dans les villes andalouses. Une chose m’a frappé dans toutes ces chorégraphies, la différence marquée et caractéristique entre les danses espagnoles et les nôtres. Chez nous, l’art chorégraphique est devenu une savante acrobatie dont le nec plus ultra consiste à s’écarter tant qu’on peut de la nature. Se tenir sur la plante de l’orteil, s’élancer les bras en l’air comme si l’on voulait s’envoler dans les frises, prendre des poses disloquées, faire des sauts de pie et un compas de ses jambes, c’est ce qui plonge au troisième ciel tous les dilettanti, amants forcenés de ces genres de tour.
Au risque de passer pour un philistin, j’avoue mes sympathies pour des poses plus naturelles. Aux sauts périlleux de l’étoile gymnasiarque, je préfère de beaux reins qui se cambrent, des flancs qui voluptueusement ondoient, une taille qui semble plier sous l’étreinte amoureuse, et, comme le disait avec son sens de l’art et du beau l’immortel Gautier, « une femme qui danse et non pas une danseuse, ce qui est bien différent ».
Les environs de Malaga seraient délicieux sans les nuées de poussière qui enveloppent tout, bêtes et gens, villas et végétation. A certains moments, cette poussière est d’une telle épaisseur que les côtés des routes semblent recouverts d’une couche de neige. Les arbres paraissent ornés d’un feuillage de carton et les bananiers, dont les grandes feuilles pendent jusqu’à terre, ont l’air d’arbres en zinc.
Nous prîmes le tramway pour aller jusqu’au Polo, village de pêcheurs à quelques milles de la ville, et nous pûmes nous rendre compte de cette atmosphère poudreuse qui, plus que la malpropreté des rues de Malaga, empêche les étrangers d’y faire un long séjour.
Les tramways, copiés sur les Américains, sont aussi de fabrication allemande, et le parcours se paye par kilomètre à raison de deux sous.
Quand le moment fut venu de prendre congé et de faire nos adieux métalliques, nous eûmes quelque inquiétude.
— « Mira ! l’ama. Combien devons-nous ? Et ne salez pas trop la note.
— Trois pesetas et demie chacun, dit-elle.
— Trois francs cinquante pour la chambre, c’est un peu cher. Enfin, on ne vient pas tous les jours à Malaga, et l’on n’a pas toujours d’aussi jolie chambrière. Et pour les repas ? »
Elle nous regarda toute surprise.
« Mais, s’exclama-t-elle, c’est trois francs cinquante pour le tout. »