Sac au dos à travers l'Espagne
XIV
LES RUINES DE NUMANCE ET SORIA
« Seigneurs voyageurs, veuillez monter. » Les seigneurs voyageurs, c’est un prêtre campagnard et nous. Coiffé d’un chapeau mou, vêtu, comme le curé du palacio d’Urvaza, d’une jaquette et d’un pantalon noirs fort crasseux, il ne se distingue du commun des mortels que par son col clérical et sa face maflue, sournoise et béate. Nous prenons place sur la banquette, lui s’engouffre dans l’intérieur. A peine installés, le cocher non encore sur son siège, une mule, sans doute piquée d’un taon, se cabre et part au galop, entraînant les autres, et toutes s’emballent dans la rue tortueuse, abrupte, brides à terre ; la patache bondit sur les cailloux, se heurte aux bornes, rase les maisons. Gare au coin voisin ! Nous sommes menacés d’une belle culbute. Cocher et palefreniers courent derrière, dégoisant leur complet répertoire de jurons, auxquels se mêlent ceux du curé dans l’intérieur. Mon compagnon parvient à détacher le frein, ce qui entrave un peu la course.
Voici le coin. Crac ! Ça y est ! Nous roulons les uns sur les autres. Rien de cassé, heureusement, que des vitres. Cinq ou six indigènes aident à relever les mules et la carriole. Pendant ce temps le curé, qui a une bosse au front, crie comme un possédé en nous montrant :
« Franceses ! Danados ! Pugnateros ! »
Il paraît ivre, bien que certainement il n’ait rien bu, et bave de rage.
Nous rions de sa mine grotesque et de son inexplicable colère à notre égard, et une grosse matrone, jaune de peau, mais blanche de dents et riche de poitrine, qui riait aussi, nous fait signe, en se touchant le front, que le padre a quelque chose de craqué dans la cervelle. Nous reprenons nos places. Le cocher saute sur son siège, tape sur ses mules à tour de bras avec le manche de son fouet : Arre ! Arre ! et nous voici repartis en un galop désordonné, tandis que le padre nous interpelle par la cloison sans vitre :
« Ah ! Franceses ! danados ! pugnateros ! »
Et il ajoute :
« Destructores de las Santas imagenes !
— Qu’a donc à crier ce vieux fou ? demandons-nous au cocher.
— C’est parce que les Français ont dévasté son église.
— Quand cela ?
— A l’invasion. »
Longue rancune ! La haine de l’étranger se réveille à tout propos, dans le clergé comme dans le peuple, après trois quarts de siècle. Il paraît que les soldats de Ney, en traversant son village, ont détroussé les saints et troussé les vierges. Il n’était pas encore au monde ; mais le souvenir des horreurs du sacrilège est soigneusement gardé et amplifié dans les veillées.
La soldatesque de tous pays commet partout des excès et les Français n’en sont pas exempts plus que les autres, surtout quand les généraux ont donné l’exemple. On se souvient que la fameuse Assomption de Murillo, enlevée dans une église de Séville par Soult, fut vendue par sa veuve 600 000 francs. Depuis, toute destruction de monument ou d’objet d’art nous est attribuée. Sculptures effritées par le temps, statues mutilées, nez de saint enlevé par la pierre d’un polisson, tableau rongé par l’humidité : « C’est les Français ! les pugnateros de Français. » C’est ainsi qu’à Soria, où Ney mit une garnison qui occupa quatre ans la ville, les habitants ne manquent pas de rejeter sur le vandalisme de nos soldats les mutilations de l’église et du cloître de San Pedro, celles du palais de Gomara et de tous leurs vieux monuments.
D’Almarza à Garray, petit village au pied de la colline sur laquelle s’élevait Numance, la distance n’est que de dix-sept kilomètres. Les mules l’ont bientôt dévorée. Nous descendons, laissant le courrier continuer sur Soria, et traversons le village, qui n’offre d’autre intérêt qu’un superbe pont de seize arches jeté au confluent du Tera et du Duero, le Durius des Romains ; nous gravissons le raide sentier, à mi-chemin duquel se dresse une chapelle d’où la vue s’étend sur la grande plaine que nous venons de parcourir.
Enfin, nous voici en haut de la côte, et je me prépare non pas à lancer l’invocation de Volney : « Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux », mais à m’essuyer prosaïquement le front en me reposant sur quelque débris de colonne.
Je regarde autour de moi. Rien. Où sont les ruines ? Le sol est bouleversé de place en place ; quelques pierres sont semées çà et là. C’est tout. Les archéologues qui ont de bons yeux et beaucoup d’assurance prétendent reconnaître dans ces petits tas de pierres et de terre remuée les restes des murailles de l’héroïque cité et même ceux du camp de Scipion. Mais est-ce bien l’emplacement de Numance ? Beaucoup de gens, entre autres Élisée Reclus, paraissent en douter.
Ces ruines sont une mystification, et sans deux monuments commémoratifs haut de quatre à cinq pieds, j’eus pensé que nous nous étions trompés de chemin. L’un porte la date du 26 juin 1886 avec cette inscription :
A los heroes de Numancia
Regimiento de San Marcial.
On dit que, dans des fouilles récentes, on découvrit des armes, des idoles, des poteries, des pièces de monnaie. Un manœuvre mit la main sur un collier d’argent d’une grande valeur artistique pesant dix-huit onces et orné de médaillons. Dans son ignorance, il le vendit 160 réaux (40 francs) au curé de Garray, non moins ignorant que lui, car le triple idiot ne trouva rien de mieux que de le fondre pour le transformer en un vase qu’il offrit à la Vierge Marie, ce qui dut excessivement la flatter.
Les Numantins, on le sait, bloqués étroitement par Scipion, se mangèrent entre eux, et les survivants, après quinze mois de siège, incendièrent la ville et se jetèrent dans les flammes. Les habitants de Lutia, petite cité voisine, qui avaient promis leur aide aux assiégés, eurent tous la main droite coupée.
On ne badinait pas en ce temps-là.
Je croirais plutôt que les ruines de Numance sont celles que l’on voit à Soria, capitale de la province, que nous atteignîmes après une marche de 4 ou 5 kilomètres, lestés à Garray d’un excellent puchero, pot-au-feu agrémenté de pois chiches et de tranches de lard. Soria, la maussade Soria, est l’ancien fief de Du Guesclin, mais ce n’est pas cela qui pourrait lui donner un air plus gai. Henri de Transtamarre, pour récompenser le capitaine des routiers de l’avoir rétabli sur le trône des Castilles à l’aide de ses grandes compagnies, lui fit don de la ville comme on offrirait maintenant un cigare ou la Légion d’honneur. Du Guesclin dut s’y ennuyer fort, car il ne garda pas longtemps le cadeau royal et le recéda au donateur moyennant 260,000 doublons.
Les anciens monuments y sont intéressants et nombreux ; et les rues étroites, les maisons à arceaux, les miradores (fenêtres en saillie) offrent l’aspect le plus curieux aux rares étrangers qui s’y aventurent, car, éloignée de tout, au centre de montagnes escarpées, balayée sans cesse par un vent glacial, avec des moyens de communication primitifs et incomplets, sans commerce et sans industrie, Soria n’attire guère les touristes.
Mais après plusieurs jours de pérégrination au travers des déserts et des villages terreux des Castilles, on est agréablement surpris de se trouver dans un centre vivant. Il y a une poste où l’on peut sans trop de difficultés obtenir ses lettres, des rangées de boutiques, des paradors, ce qui est le nec plus ultra de l’hôtellerie espagnole, une garnison et des cafés ! J’y ai même vu un magasin, le Louvre de l’endroit, où s’étalaient aux vitrines une demi-douzaine de chapeaux d’élégantes, à la mode de Paris, et des bottines vernies et pointues, dernier degré du crétinisme de la civilisation ! Horreur ! retrouver le soulier à la poulaine en pleine Sierra de Penalba, dans le plus sauvage chef-lieu de la province la moins peuplée des Castilles[7]. C’est à fuir au delà des mers à la recherche de rares peuplades qui foulent le sol d’un pied léger et sain, auquel le cor, juste châtiment infligé à notre puérile vanité, est supplice inconnu.
[7] Les provinces centrales, Albacete, Caceres, Cuenca, Guadalajara, Soria, n’atteignent pas le chiffre de 15 habitants par kilomètre carré, le chiffre des provinces russes ; celle de Madrid est de 76 habitants par kilomètre carré, tandis que la province de Barcelone en a 108, à peu près la densité des comtés anglais.
Cependant, grâce à l’éloignement de toute voie ferrée, les costumes du peuple ont conservé leur cachet pittoresque. On voit des paysans à cheval, culottes courtes et jambes nues, la tête serrée dans un foulard, chétive réminiscence du majestueux turban, et enveloppés de grandes couvertures rayées ; des femmes au chignon minutieusement tressé comme un filet, travail qui, vu le temps qu’il exige, ne doit pas se renouveler souvent et laisse de nombreux doutes sur la propreté de ces laborieuses mailles.
San Pedro, la principale église, est un bel édifice dorique à trois nefs, couvert de vieilles toiles dont une de Titien. Les chapelles, d’une grande richesse artistique, sont fermées par des grilles habilement forgées ; et comme dans toutes les églises espagnoles, le grotesque est inévitablement accouplé à l’art, on remarque, à la place d’honneur du maître autel, un grand diable de Christ affublé d’un jupon blanc qui produit le plus réjouissant effet. Ce jupon bordé d’une large dentelle rouge pailletée d’or tombe décemment jusqu’à la cheville dans le but d’éviter les coupables pensées aux dévotes timorées mais inflammables, en leur cachant la vue des cuisses et des mollets du fils de Dieu.
Attenant à San Pedro est un vieux cloître dont la galerie antérieure enclave un jardin, ancien cimetière des moines. Le soleil radieux riait sur les tombes enfouies dans des buissons de fleurs et de verdure où de petits oiseaux trillaient leurs gaies notes. Comme nos pas retentissaient dans ces longues galeries désertes, le sacristain ouvrit tout à coup dans le mur une sorte de volet en forme de couvercle de tabatière et nous découvrit le corps parcheminé recouvert de débris d’ornements pontificaux, d’un abbé de céans. A ses pieds était une boîte où l’on trouva, paraît-il, de précieuses archives. Cette vue macabre nous emplit d’un froid que la gaîté du cimetière fut impuissante à chasser.
Comme nous sortions, nous aperçûmes dans la boutique d’un barbier, notre curé de la veille.
Aussitôt, pluie d’apostrophes :
« Hé ! Franceses ! pugnateros ! destructores ! ladrones ! Vaya usted al demonio !
— Hé ! curé, vieux bouc, vieux rustre, vieux crétin, vieille canaille, vieux marchand de pains à cacheter ! » lui ripostai-je en français.
Je ne sais s’il me comprit, mais il vit bien que je ne lui retournais pas des compliments, car il fit de la main un geste énergique me montrant toute la satisfaction qu’il éprouverait à mettre ce qu’il appelait mes tripas au soleil.
Nous rencontrâmes d’autres prêtres plus convenables, portant la soutane et quelques-uns le grand chapeau à la Basile. La besogne semble ne pas les accabler, car on les voit flânant sur le seuil des boutiques et des portes, plaisantant avec les commères en roulant des cigarettes.
Le plus remarquable monument de Soria est le palais du comte Gamara, actuellement transformé en hôtel de ville, gigantesque masse crénelée dont les rousses façades à double colonnade supérieure sont ornées de belles sculptures. Une tour carrée très haute et d’un grand style flanque l’un des côtés du palais, dont les écuries sont assez vastes pour contenir cent cinquante chevaux.