Sac au dos à travers l'Espagne
VI
A TRAVERS LES ANDES
Nous nous étions munis de passeports, pensant être arrêtés à chaque bout de chemin, mais nous n’en eûmes besoin que pour retirer nos lettres. Même après deux mois de marche, par la pluie et le soleil, éclaboussés de taches d’huile, souvenir indélébile de la cuisine des ventas, déchirés par les siestes dans la broussaille, poudreux et brûlés, avec des souliers percés et des chapeaux invraisemblables, faits comme des gentilshommes de grand chemin, jusque et y compris le revolver, les gendarmes, gens fort aimables, ne nous arrêtèrent que pour nous demander du feu et nous offrir des cigarettes.
Cependant, à mesure que nous nous enfoncions dans le pays, nous excitions l’étonnement général. Voir des gens qui n’ont pas mine de demander l’aumône voyager à pied, sac aux reins, quand il y a la patache et le chemin de fer ! Que tontos ! Que tontos !
« Quel métier faites-vous ? » me demanda un bohémien que nous rencontrâmes avec ses voitures dans un village perdu des Andes.
Je ne pouvais pas lui dire que nous voyagions pour notre plaisir par cette chaleur torride, il ne nous aurait pas compris ; aussi j’hésitais à répondre.
« Êtes-vous peintres en voitures ? continua-t-il.
— Non.
— Peut-être vous êtes pour les mines ?
— Pas du tout. »
Il réfléchit un instant.
« Je vois, vous venez acheter du vin.
— Nous le buvons sur place.
— Ah ! ah ! c’est bon quand on a de l’argent. Nous autres, nous ne buvons que de l’eau. Vous faites un bon métier alors ?
— Nous sommes voleurs ! répondis-je imperturbablement.
— Voleurs ! » s’exclama-t-il en me regardant en confrère et, se tournant vers une brune créature assise dans la voiture, il lui répéta ma réponse. Elle ne parut pas autrement surprise d’ailleurs ; cette profession lui semblait naturelle.
« On gagne sa vie comme on peut, dit-elle philosophiquement. Les temps sont durs. »
Toute cette conversation était en français, car ces gueux avaient jadis traversé la France, traînant leurs chariots et leurs chaudrons, et le bohémien ajouta d’un air convaincu :
« Tout le monde il est f…, mon ami. On va tous crever de faim. »
On nous dit la bonne aventure à prix réduit en qualité de camarades, mais deux petites bohémiennes de quatorze à quinze ans qui, à notre vue, avaient sauté hors des voitures, nous harcelèrent par de telles supplications insinuantes, obstinées et câlines que, somme toute, nous payâmes largement les mystères de l’avenir dévoilé.
Je raconte les événements sans chercher à leur donner rien de dramatique ni d’extraordinaire, mais à mesure qu’ils se déroulent, comme les accidents de la route, devant nous. Ici un arbre, là une maison, plus loin un rocher, à côté un coche, puis un passant chevauchant sur sa mule. Ce n’est pas ma faute si à cet arbre n’est pas accroché un pendu, si la maison n’est pas hantée, si le passant n’est pas un voleur de grand chemin et si le rocher ne s’écroule pas sur la diligence. Mais alors pourquoi raconter ? Mon Dieu ! pour rien, pour le seul plaisir de dire comme le pigeon de la fable :
Libre à vous si cela vous ennuie de passer outre.
De Loyola à la bourgade d’Alsasua au pied des Andes, la route traverse un pays d’aspect kabyle, côtoyant les sinuosités de la rivière ou plutôt du torrent profondément encaissé de l’Uzola, qui, à quelques lieues du sanctuaire, sépare les deux petites villes de Villareal et de Zummarraga. Je remarquais aux maisons municipales ce qui m’avait frappé déjà dans tous les villages basques : les portails surmontés des armes sculptées du lieu et de la province. Nombre d’habitations sont ornées d’écussons hiéroglyphiques que d’habiles paléographes pourraient seuls déchiffrer et que soutiennent des anges, des hercules, des chimères, des apôtres, des animaux fantastiques, des femmes nues, avec toute une ornementation renaissance ou gothique fleurie, rehaussée de crânes devises : Muy noble y leal. Muy valeroso y piadoso. Muy benemerito y generoso. On les voit sur des maisons de la plus piètre apparence habitées par de pauvres diables aussi fiers que gueux ; résidences seigneuriales des antiques membres de la petite noblesse espagnole presque aussi nombreuse que les pierres du chemin. Sur une masure délabrée dont un fermier anglais n’eût pas voulu pour étable, j’ai lu au bas d’un écusson : Dieu, le roi, ma dame et mon épée, quadruple patronage dont le propriétaire semble n’avoir guère tiré profit.
A Alsasua je fis pour la première fois connaissance avec la vraie venta, car jusqu’ici nous avions logé dans des hôtelleries.
Je n’ai jamais compris ces touristes qui remorquent à l’étranger leurs us et coutumes avec leur nécessaire de voyage, s’embarrassant de tout un attirail comme s’ils s’imaginaient que les autres peuples sont des idiots ou des sauvages et que l’on ne peut vivre que dans la mère patrie.
Selon le proverbe des Anglais, qui cependant ne le suivent guère : « Il faut faire à Rome comme les Romains font », et, n’ayant pas la prétention d’apporter aux indigènes des réformes de cuisine, je me suis contenté de celle du cru, et plus le plat était imprévu, en dehors de nos traditions et de nos préjugés, mieux je le dégustais.
Mais en Espagne, sous peine de mourir de faim en route, il faut se munir de vivres, car le plus souvent dans les ventas on ne trouve rien à manger.
Venta, endroit pour se mettre à l’abri du vent ; on ne peut guère en effet y exiger autre chose. On entre par une porte cochère dans une sorte de cour couverte, pavée de cailloux pointus que les balayages quotidiens déchaussent chaque jour davantage de leur alvéole de terre, et où picorent incessamment de petites poules affamées cherchant une graine tombée ou une miette de pain. Des cochons, dégoûtés de trouver l’auge vide, la traversent rapidement avec des grognements de colère pour aller chercher leur pâture dans le fumier voisin. La salle est coupée de piliers soutenant l’étage supérieur, trouée d’arcades irrégulières où l’on distingue vaguement dans l’ombre, des croupes de mules, d’ânes ou de chevaux.
Sur un côté, un escalier de pierre ou de bois, aux marches usées et branlantes. Aux murs, des bâts et des selles, des guirlandes de piments rouges, d’oignons et d’ails. Dans un coin, une outre pleine d’eau ; sur une table boiteuse, un alcarazas où tous, hôtes, servantes et hôteliers s’abreuvent à même ; des bancs trop étroits ou trop hauts, des assiettes peintes sur un dressoir mal équarri, une cheminée gigantesque dans laquelle trouverait aisément place une famille de clergyman, où, sur un feu de veuve, mijote dans un vaste chaudron de cuivre quelque ratatouille à l’huile que couvent d’un œil sournois un chien ou des chats faméliques. En face de la porte, dans une niche qu’éclaire, le soir, une lanterne, seul luminaire, une statuette de plâtre, une image de la Vierge ou le saint peinturluré, patron du maître du logis.
Telle était la venta d’Alsasua et telles sont à peu près toutes les ventas espagnoles.
Et l’hôtelier ? si l’on peut appeler de ce nom l’homme qui n’a pour les voyageurs ni un morceau de pain, ni un sourire de bienvenue : un gros pandour à visage rasé, à tête de curé campagnard gras de fainéantise. Grasse aussi la matrone dont l’unique occupation semble de regarder voler les mouches, et elle ne chôme pas, car il y en a d’effroyables légions. Quant aux clients, muletiers, bergers, mendiants et toreros sans emploi, ils fument silencieux et graves d’innombrables cigarettes, dînent d’un oignon et soupent d’une gousse d’ail ; puis, la nuit venue, enveloppés dans un sac ou d’une couverture, ils s’étendent sur les cailloux.
Vous entrez, nul ne bouge. Un Espagnol, quand il dort ou quand il fume, ne se dérange jamais, et c’est à peine si l’amo qui tortille une cigarette, daigne lever la tête pour vous dire : Que quiere usted ? Comme s’il était fort surpris de voir entrer un voyageur.
Dans la plupart des auberges, on nous regardait manger avec le plus vif intérêt. Comme les badauds dont parle Montesquieu, qui s’exclamaient : « Ah ! ah ! monsieur est Persan ; c’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? » ces bonnes gens se disaient sans doute : « Comment peut-on être Français ? » et ils paraissaient stupéfaits de nous voir manger comme les camarades. Souvent l’hôte et l’hôtesse s’asseyaient près de nous, à droite et à gauche, les coudes sur la table et, bouche béante, regardaient partir les morceaux.
« Est-ce bon ? demandaient-ils.
— Délicieux, » répondais-je invariablement.
Ils se faisaient alors un petit signe d’intelligence, échangeant un coup d’œil qui disait clairement : Je te crois. Ces Pugnateros de Français n’ont jamais fait pareil festin dans leur sale pays de vachers !