Sac au dos à travers l'Espagne
XLI
LES DEUX MARIA DE DON PEDRO
Je ne m’arrêterai pas davantage dans la cathédrale, le lecteur peut en trouver de minutieuses descriptions dans tous les Guides. Je ne ferai que citer en passant la maison de Pilate, que le premier marquis de Tarifa construisit sur le modèle de celle du proconsul de la Judée, en souvenir d’un voyage à Jérusalem ; la Casa de los Taveras qu’habitait l’Étoile de Séville, la belle Estella, maîtresse du roi Sancho le Brave ; le palais de San Telmo, résidence du duc de Montpensier, sur le bord du Guadalquivir et ses délicieux jardins, non loin de la Tour d’or où l’on versait, dit-on, le contenu des galions chargés des dépouilles du Nouveau Monde.
Mais, avant de quitter la basilique, il faut voir la Capilla Real, où repose dans la paix du Seigneur Maria de Padilla, l’adorée de Pierre le Cruel, en compagnie de saint Ferdinand, qui prit Séville aux Maures. Il est couché dans une brillante châsse, revêtu de son harnais de guerre, vrai linceul d’un soldat. Au jour de sa fête, le 30 mai, on écarte en grande pompe le rideau qui le cache et l’on montre à la foule béante la pâle figure du roi guerrier qui depuis six cents ans semble encore dormir.
Une autre exhibition de ce genre macabre fort appréciée des Espagnols est celle de doña Maria Coronel, aussi parfaitement conservée au couvent de Santa-Inès. Je ne sais si le Saint-Père la canonisa, mais elle le méritait bien, comme vous l’allez voir, car elle préféra perdre son mari et sa beauté plutôt que sa vertu.
Le fougueux don Pedro la harcelait de ses désirs coupables ; mais la vertu de la dame n’était pas d’une étoffe à recevoir le moindre accroc. Elle résista de telle sorte que le monarque ne vit d’autre moyen que d’imiter l’exemple du grand roi David qui fit traîtreusement dépêcher son général Uri pour jouir à son aise des charmes opulents de la délicieuse Bethsabée. Donc le cruel Pedro fit condamner l’infortuné Coronel à mort, sous je ne sais quel fallacieux prétexte — MM. les juges en ont toujours des douzaines en leur sac — et promit à l’épouse la grâce de l’époux en échange d’une simple nuitée.
La belle n’hésita pas. Ces saintes sont terribles. Elle préféra voir son mari mort que cocu et lui laissa bravement couper la tête. On ne dit pas si, en cette occurrence, le mari fut consulté.
Les esprits pervers et sarcastiques vont penser que c’était un moyen pour se débarrasser d’un jaloux et commettre le péché mignon avec la liberté de conscience d’une veuve.
Il n’en fut rien ; elle continua de résister à ce que les journalistes d’outre-Manche appelleraient les immoraux assauts du roi, mes compatriotes les derniers outrages, et les natures simples comme la mienne, qui ne vont pas chercher midi à quatorze heures, l’hommage le plus complet qu’on puisse rendre à la beauté. Pour y échapper, elle se réfugia dans un des cinquante couvents de la ville. Mais elle comptait sans l’ardeur royale.
Minuit sonnant, on frappe à la porte de sa cellule.
« Mon enfant, ouvrez, dit la mère abbesse accourue avec une chandelle.
— Ma mère, répliqua la recluse flairant quelque nouvel assaut, je suis dans mon lit. »
C’est bien ce que le roi espérait.
« C’est le roi, dit la mère.
— Que Sa Majesté me pardonne, répondit doña Coronel, mais je ne puis ouvrir. J’ai fait vœu au maître du ciel de ne plus me montrer à un visage d’homme, et je ne le romprai pas pour un maître de la terre.
— Je vous relève de votre serment, ma fille, » répliqua promptement l’abbesse.
On entendit un craquement de couchette et quelque remue-ménage dans la cellule, mais la porte ne s’ouvrait pas. Sa Majesté s’impatientait.
« Ouvrez, doña Coronel ; je vous l’ordonne, fit-elle impérieusement.
— Je m’habille, seigneur. »
C’était bien inutile, pensait don Pedro, et aussi la mère abbesse toute suffoquée de honte et d’indignation qu’on fît attendre ainsi un roi à la porte.
« Sire, dit-elle, pardonnez-moi, pardonnez-lui, elle ne sait ce qu’elle fait. »
Un royal coup d’épaule digne de celui d’un portefaix met fin à tout cet oiseux bavardage ; la cloison cède et voici le roi dans la cellule,
Il la saisit et va lui faire subir « les derniers outrages » sans égard pour la mère abbesse qui tient toujours la chandelle.
Mais la superbe Andalouse arrache le flambeau des mains de la matrone et en promène la flamme sur son visage qui, comme un paquet d’étoupe, prend feu aussitôt. Pendant les pourparlers au trou de la serrure elle se l’était oint de l’huile de sa lampe.
Si enflammé que l’on soit, on ne peut pas embrasser une maîtresse qui flambe, aussi, quand il eut éteint le feu, le roi absolument refroidi offrit avec ses excuses toutes sortes de compensations.
« Demandez ce que vous voudrez, lui dit-il, et votre volonté sera faite.
— La maison des Coronel a été rasée, répondit-elle ; qu’à la place qu’elle occupait s’élève un couvent où je finirai mes jours en pleurant sur mes péchés et les vôtres. »
Don Pedro pensa peut-être qu’elle eût mieux fait de demander autre chose, car de couvents, ça faisait le cinquante et unième, mais ce n’était pas le moment de discuter des goûts d’une sainte qui venait de se brûler le visage par vertu.
Le couvent fut bâti, la nouvelle Lucrèce nommée abbesse, et depuis cinq siècles le visage ravagé de la fondatrice est exposé tous les ans, afin, je le suppose, d’en ôter l’envie à celles qui voudraient l’imiter.
Puisque nous parlons de ce terrible paillard don Pedro, entrons à l’Alcazar, seulement pour contempler les Bains des Sultanes devenus ceux d’une autre sainte, mais, celle-ci, du calendrier de Vénus, la belle Maria de Padilla.
Il nous faut traverser le patio de las Donzellas appelé ainsi parce que les rois maures y recevaient annuellement un tribut de cent pucelles. Heureux rois maures ! Je paye à leur mémoire mon tribut d’admiration. Les bains sont tout près. Je suppose qu’on y conduisait d’abord les cent donzelles qui devaient en sentir le besoin après un voyage sous ce ciel caniculaire et des moyens de locomotion primitifs.
Descendons avec le délicieux essaim ; car il faut descendre au sous-sol par un escalier de marbre. Sous des voûtes un peu trop obscures se trouvent les bassins.
J’avoue qu’à la place des sultanes, des cent donzellas et de Maria de Padilla, j’eusse préféré une bonne coupe en plein air, à cette pénombre discrète, car ces caves manquent de gaîté.
Il est vrai que quand la favorite s’ébattait dans les bassins de marbre, le roi, de crainte qu’elle ne s’ennuyât, venait avec ses courtisans lui tenir compagnie. Ces vieux usages avaient du bon et je comprends ainsi la visite aux dames. Une reine de l’extrême Sud s’offre de la même façon chaque année à la respectueuse considération des hauts dignitaires de la cour.
Je pense cependant que la divine Maria avait d’autres voiles que l’onde parfumée. L’exquise galanterie consistait à boire de l’eau qui caressait de si doux charmes, et cela va sans dire, de la trouver plus délicieuse que tous les crus de l’Andalousie.
Un gentilhomme français admis à l’insigne honneur de cette séance intime, moins courtisan ou de plus faible estomac que les autres, s’abstint de toucher au philtre.
« Par la Madone, s’exclama ironiquement le roi en fronçant son terrible sourcil, vous me paraissez bien dégoûté, monseigneur ! »
Mais l’autre s’en tira par cette réplique :
« Je n’ose, en effet, sire, tremper mes lèvres dans cette coupe de liqueur enchantée.
— Et pourquoi ?
— C’est qu’après avoir goûté à la sauce, je craindrais de ne pouvoir résister au désir de goûter à la perdrix ! »
Quant aux jardins de l’Alcazar, ils ont subi bien des transformations et les rois maures ne reconnaîtraient plus leurs délices avec ces ifs bizarrement taillés, ces fontaines en rocailles, ces conques, ces amours bouffis et tout le rococo Louis XV apporté par Charles III.
Certaines allées sont pavées de briques percées de trous invisibles. On touche le ressort d’un ingénieux mécanisme et ces trous deviennent autant de petits jets d’eau qui attaquent en tous sens les promeneurs.
C’était le grand amusement de don Pedro le Cruel, qui, entre deux têtes coupées, ne dédaignait pas la gaudriole.
A cause de cela, qu’il lui soit beaucoup pardonné. « Mon Dieu ! délivrez-nous des vertueux, des purs moroses et tristes ! » Une petite prière que je fais en passant.
Au moment où les demoiselles d’honneur de la cour se promenaient en toute confiance, sans songer à mal, devisant simplement sur les qualités respectives de leurs amants et celles d’une toilette nouvelle — sujet de conversation des demoiselles d’alors qui n’a guère varié depuis — le roi faisait jaillir les jets.
Les robes, qui se portaient larges, empesées et en cloche, et l’absence de pantalon, rendaient le jeu des plus piquants. Et les petits cris des victimes surprises, les gestes insolites et les fuites précipitées désopilaient Sa Majesté.