Sac au dos à travers l'Espagne
XVIII
LES TOREROS
Les Parisiens n’ont pu qu’imparfaitement juger, par les courses de l’Hippodrome, de ce que peuvent être les véritables corridas quand la bête furieuse menace de ses cornes ensanglantées la poitrine des toreros.
Ce n’est pas un métier facile, et plus d’un sort de l’arène le corps troué, estropié pour la vie. Aussi, dans chaque cirque, une chambre et des lits garnis de sœurs de charité attendant l’hôte de cet hôpital provisoire. Il est peu de toreros qui n’aient une côte enfoncée ou une cuisse traversée après un an ou deux d’exercice.
Le célèbre Manuel Dominguez, mort à Séville, en 1885, à l’âge de soixante-quinze ans, était criblé de cicatrices comme rarement le fut vétéran de la Grande Armée. Outre des éraflures, avaries, meurtrissures, horions, coups de corne sans nombre, il eut quatre fois la cuisse traversée de part en part, un œil crevé, une profonde encornade près de l’anus, deux autres dans la fesse, une au côté droit. Il mourut, on le voit, couvert de blessures et de gloire. Passé soixante-dix ans, il tuait encore le taureau : sa dernière bataille fut livrée à Séville, en faveur des inondés de Murcie.
Manuel Ereria, jeune matador qui, pendant mon séjour à Séville, me donna maints détails sur les gens de sa profession, eut, dès ses débuts dans la carrière, deux côtes enfoncées, et dans sa chute une banderille lui traversa la cuisse.
Il n’est guère plus d’une douzaine de célébrités tauromachiques ; on les appelle les primas espadas, premières épées, et leur réputation surpasse celle des plus illustres écrivains et des plus grands hommes d’État.
Si donc le métier est dangereux, il est glorieux, et la gloire qui en jaillit n’est pas improductive. Jerez Frascuela, Salvador Sanchez, Manuel Garcia, Lagartijo, Cara Ancha, Angel Pastor, Valentin, Raphael, Mazzantini gagnent de 10 000 à 14 000 réaux par course (2500 à 3500 francs). Ce n’est pas, il est vrai, ce que gagnent certains de nos chanteurs ou de nos histrionnes, mais c’est déjà un beau denier. Mazzantini, demandé en 1885 à Buenos-Ayres, avec son escadrille, réalisa en deux mois un bénéfice de 150 000 francs.
Mais ceux-là sont les gros seigneurs des courses, les Hugos, les Dumas, les Zolas, les Ohnets de la corporation. Les autres bons matadors se contentent de sommes moindres, 1000 à 1500 francs par corrida. Quant aux banderilleros et aux picadors, leurs appointements ne dépassent guère 30 ou 40 douros (150 à 200 francs), bien qu’ils courent presque autant de dangers.
L’été dernier, une très jolie fille, la Frayosa, fit les délices de la foule en qualité de prima espada. On l’a dit d’une agilité et d’une grâce étonnantes. Probablement que le brillant costume qui mettait ses charmes en relief fut pour beaucoup dans l’engouement.
En tous cas, c’est une vaillante, et rien qu’à ses débuts, elle gagnait de 2 à 3000 réaux. Les Anglais en raffolent, des lords sérieux lui firent des propositions déshonnêtes, elle les repoussa en haine de l’étranger qui vola Gibraltar. Je doute qu’elle ait plu aux femmes autant qu’un mâle matador,
et les dévotes scandalisées apprendront quelque jour
De toutes les idoles qu’acclama jamais la multitude penchée béante sur les gradins d’un théâtre ou d’un cirque, il n’en est pas de plus glorieuse que la prima espada, au moment où, le taureau mortellement frappé, elle reçoit les applaudissements frénétiques de vingt mille spectateurs.
Quels bravos et quel triomphe ! et comme celui du pâle comédien usé par le travail en une atmosphère chaude et viciée, brûlé par les feux de la rampe, vieux avant l’âge, est misérable comparé à l’apothéose en plein soleil du fier matador, jeune, beau, agile, plein de vigueur et de santé, brillant et élégant emblème de l’adresse et de la valeur. Les acclamations retentissent, les hourras éclatent, la fanfare lance ses airs de victoire, hommes et femmes crient son nom et les yeux des señoritas le caressent et le brûlent. A cet instant, d’un geste, il aurait un gynécée. Bravo ! Bravo ! Manuel Ereria ! Éventails, fleurs, oranges, parasols pleuvent autour de lui ; les plus enthousiastes détachent leurs bracelets, qui vont rouler aux pieds du triomphateur. Et lui se baisse, ramasse le gage d’admiration et rejette à chacune son bien en saluant d’un geste gracieux.
A l’égal des soldats, les toreros sont la coqueluche des femmes. Rien que de naturel. Dans tous pays la femme admire le courage, elle aime meurtrir son cœur aux rudes approches de celui dont le cœur est d’acier. Et c’est justice ; est plus digne d’admiration celui qui joue sa vie contre les hommes, les fauves ou les tempêtes, que celui qui coule la sienne assis sur un rond de cuir.
Aussi, fiers des bravos, portent-ils une sorte d’uniforme qui les distingue de la foule. Petit chapeau à ruban de soie, veste courte à collet de velours, gilet ouvert montrant le jabot de la chemise brodé par une douce main et dont le col rabattu est d’une extrême exiguïté, manchettes également brodées, ceinture bleue et souliers vernis. Une lourde chaîne et une montre énorme, grand luxe des Espagnols, complètent l’habillement sur lequel jure le hideux pantalon. C’est le costume andalou, et Andalous ils sont presque tous.
L’Andalousie est réputée pour ses toreros. Les courses de Séville passent pour les meilleures d’Espagne. Là fut fondée en 1830 une fameuse école de tauromachie sous la direction des illustres maîtres Candido et Pedro Romano. C’est à Séville que Joaquim Rodriguez inventa, voici cent ans, un coup fameux, but des études de toutes les espadas : frapper le taureau de telle sorte qu’aucune goutte de sang ne rougisse sa peau et qu’il meure comme s’il demandait grâce en tombant sur ses genoux.
Une autre école célèbre formait de bonnes épées dans la vieille ville andalouse de Ronda.
C’est aussi en Andalousie, en pleins champs, au milieu de grands troupeaux de taureaux, que s’apprend le dangereux art.
On joue de la cape comme dans les courses ordinaires et l’on fait avec des baguettes le simulacre de planter les banderilles ; un bâton remplace l’épée. Les propriétaires des troupeaux, leurs femmes, leurs filles assistent à ces « entraînements » sur des estrades improvisées ou derrière de fortes barrières, quelquefois à l’ombre, sous l’arche d’un pont. Il y a toujours quelques coups de corne, un peu de sang répandu, ce qui procure des émotions dont raffole toute vraie fille d’Ève, qu’elle s’appelle Mary, Marie, Meriem ou Mariquita, qu’elle ait les yeux bleus, verts ou noirs. Quand les élèves se sentent assez forts, ils s’essayent dans les petites villes et bourgades ; les courses ont lieu sur une place publique, à défaut d’une Plaza de Toros, et ce ne sont pas les moins émouvantes.
On barricade de planches les rues adjacentes, on dresse des estrades, et croisées, balcons, toitures se garnissent de spectateurs. Puis ils donnent des courses de novillos, jeunes taureaux de quatre à cinq ans, plus faciles à tuer que les autres.
La meilleure époque est le printemps, quand l’animal est dans toute sa fougue. Les courses, d’après ce que m’ont dit les toreros eux-mêmes, seraient aussi intéressantes si l’on ne tuait pas, mais il faut satisfaire la férocité du bas peuple. Quand on se laisse surprendre par la nuit, on ne tue pas le taureau, l’effet serait manqué ; on l’emmène par le procédé ordinaire et on l’égorge dans le toril.
Les taureaux coûtent de 9000 à 10 000 réaux (2500 francs), les novillos de 6 à 7000. Les chevaux sont fournis par un entrepreneur qui reçoit de 15 000 à 20 000 réaux par course. Il doit en fournir autant qu’il est nécessaire. C’est pourquoi il est de son intérêt de faire resservir les blessés qui peuvent encore se tenir debout.
Après la course, il faut faire une visite au desolladero ; c’est là qu’on écorche, et l’on procède rapidement à la besogne. La chair est donnée aux hôpitaux ou aux troupes, à moins qu’un torero n’ait été blessé ; alors elle lui appartient comme juste dédommagement.