← Retour

Sac au dos à travers l'Espagne

16px
100%

III
DE SAINT-SÉBASTIEN A DEVA

Saint-Sébastien, la vieille capitale du Guipuzcoa, n’a d’intéressant que ses environs, ses souvenirs, sa plage. Le reste est moderne et banal. Ses rues éclairées à la lumière électrique sont tirées au cordeau avec une rectitude désespérante, ses maisons régulières et monotones, ses hôtels dispendieux, ses magasins jolis et, sur ses promenades, les señoras y étalent les toilettes de Paris, les hidalgos des complets de clubmen, tout ce qui constitue le beau de nos jours !

Comme c’est le siège du capitaine général des provinces basques, on y coudoie la nuée des fonctionnaires espagnols fiers et pauvres, car, autant que les nôtres, les administrations y sont prodigues d’employés aussi inutiles que mal rétribués. On y est donc correct, gourmé, officiel, solennel et ennuyé.

Aussi les gens de bon ton, la saison venue, accourent-ils à Saint-Sébastien de tous les points des Castilles. Cockneys, gommeux, snobs, oisifs, idiots et filles viennent parader sur la plage de la Concha où des cabines de baigneurs pittoresquement groupées et enluminées donnent un aspect tout forain. Une ville d’eaux, enfin, la ville à la mode c’est tout dire, et pourvue d’un casino.

Il ne faut donc pas s’y arrêter plus de vingt-quatre heures si l’on est amant de l’imprévu. J’aime mieux Zarauz, Zumaya, Deva où les voyageurs ne passent guère, pressés qu’ils sont de rouler à Bilbao ou à Burgos par les routes banales et battues.

Dans ces trois vieilles petites villes, les baigneuses se promènent sans prétention en mantille ou tête nue comme de simples Rosines, et n’en sont que plus jolies.

Cependant Saint-Sébastien mérite mieux qu’une courte visite : un souvenir terrible y reste attaché ; 1813 est écrit en chiffres sanglants dans les pages de son histoire. Dans la citadelle dressée sur le mont Orguello, une petite garnison française commandée par le brave Rey repoussa, sous le feu de soixante canons, les sommations du général Graham, quand Anglais et Portugais mirent à sac la ville qu’ils prétendaient venir délivrer. Ni femme ni fille n’échappa au viol, pas une maison au pillage ; puis les habitants massacrés, les maisons vides, on mit le feu dans chaque quartier et les libérateurs dansèrent à la lueur de l’incendie.

Les vieilles rues qui escaladent le mont au pied de la forteresse de Motta offrent encore quelque intérêt, mais le vandalisme légendaire des municipalités commence à les atteindre, et l’inepte pioche des faiseurs de neuf s’abat sur ces reliques du passé.

A Saint-Sébastien je me trouvai pour la première fois en face des splendeurs des églises espagnoles ; j’en fus ébloui et stupéfait. Tant de richesses et tant de misères, tant d’art et tant d’ignorance, tant de luxueux gaspillage et une si crasse parcimonie ! La première impression d’étonnement passée, on s’aperçoit du grotesque ; l’ensemble est merveilleux, le détail ridicule. D’admirables tableaux de maîtres à côté de saints de bois barbouillés de couleur, une somptueuse et artistique orfévrerie et des christs affublés de jupons. A de vieux et précieux panneaux sont cloués têtes, bras, cuisses, pieds et mains de cire. Dans l’église de San-Vicente, j’ai vu, près d’une statue de saint Joseph habillé d’étoffe d’or, un derrière en miniature parfaitement moulé. Une bonne femme, à qui nous en demandâmes l’explication, nous répondit que c’était celui d’une señora qui, à la suite d’un accident, avait eu cette partie du corps paralysée, et se voyant dans l’impossibilité de la remuer jamais, l’avait offerte en ex-voto au grand saint Joseph. Pourquoi le grand saint Joseph ? Néanmoins, flatté de l’offrande, il la guérit miraculeusement. On y voit aussi de longues mèches, dont de brunes Espagnoles se dépouillèrent dans des élans de pieuse extase ; çà et là, des vierges en perruque blonde et en robe de brocard, avec des têtes mignardes de poupée ; et, par le fait, ce sont des poupées plus grandes que les autres, à l’usage des dévotes personnes, qui jouent avec la Madone de bois comme, quand elles étaient petites, avec des poupées de carton.

Superstition, oisiveté et amour, c’est encore toute l’Espagnole. Sa vie semble être une perpétuelle lutte entre l’ardeur du plaisir et la peur d’offenser la bonne Vierge. Mais c’est là surtout qu’il est avec le ciel des accommodements. On rachète un baiser par un tour de rosaire, et une messe lave les souillures du péché mignon.

Les directeurs de ces consciences ne sont du reste pas trop sévères. Je suppose qu’ils permettent un ou plusieurs amants à celles de leurs pénitentes dont le tempérament l’exige, comme ils accordent de faire gras le vendredi aux natures délicates et aux estomacs débiles, tout prêts à s’offrir et à se sacrifier s’il le faut pour la plus grande gloire de Dieu et de la Vierge Marie.

La santé avant tout. Dieu n’aime pas les corps chétifs. A en juger par tous ces bons gros pères, il veut à son service de vigoureux gaillards sains et dispos, ardents à faire aimer le Créateur par l’intermédiaire de la créature.

C’est peut-être dans cette église de San-Vicente ou de Santa-Maria, plus riche encore, que s’est passée, avant l’expulsion des moines, l’aventure que voici : Un franciscain prêchait sur le jugement dernier, exhortant les pécheresses au repentir : « Courbez-vous, leur disait-il, malheureuses que vous êtes, et demandez miséricorde. Peut-être l’heure approche où la trompette de l’archange va réveiller les morts dans la vallée de Josaphat. Demain, que dis-je, aujourd’hui, dans une heure, à l’instant, qui peut répondre qu’elle ne va pas sonner ?… » A ces mots, le fracas de plusieurs trompettes éclate dans l’église. La foule, terrifiée, se lève et se précipite éperdue aux portes. C’est la fin du monde ! Voici le jugement ! Les femmes s’évanouissent. On s’entasse, on s’écrase, on vide l’église. Pendant ce temps, les bons pères relèvent les défaillantes, les introduisent dans la sacristie et dans diverses cellules adjointes pour leur donner des soins. Elles en sortent, quelque temps après, rougissantes, encore émues, mais bénies et rassurées.

Chargement de la publicité...