Sac au dos à travers l'Espagne
XXXIX
A TRAVERS L’ANDALOUSIE
Notre intention première était de suivre la côte jusqu’à Gibraltar, puis de remonter à Séville par Tarifa et Cadix ; mais devant nous ravitailler à Séville, il nous restait juste assez pour prendre le train de troisième classe en nous approvisionnant d’un chorizo pour notre déjeuner. Nous voici donc dans ces abominables wagons espagnols, qui courent à une vitesse de cheval poussif, avec une minuscule portière pour permettre de jouir du paysage, point de ressemblance commun avec les nôtres, comme s’il en coûtait beaucoup plus de donner de l’air et de la lumière aux infortunés voyageurs. Compagnie très mélangée : gendarmes ; toreros ; deux vieilles religieuses conduisant aux noces du Christ une jeune novice dont un mari plus substantiel ferait bien mieux l’affaire ; une famille allemande allant je ne sais où, encombrée de paquets, de paniers, de hardes et d’une marmaille pouilleuse et mal élevée.
Mais le supplice est de se trouver, après deux mois de marche et de vie au grand air, enfermé dans ces boîtes, où l’on ne peut ni bouger ni se détirer les membres, ni s’allonger, ni même respirer à l’aise, asphyxié par les émanations de culottes et de jupes non lavées, et autres malpropres dessous. Puis, rouler en chemin de fer est un temps perdu pour le touriste qui se met en route non dans le but de parcourir bêtement des kilomètres, mais pour voyager dans le vrai sens du mot. Autant rester chez soi, au coin de son feu, et s’y chauffer les gibecières en suivant sur la carte les récits des voyageurs.
Nous traversions cependant un pays merveilleux et d’une grande richesse. Partout des canaux d’irrigation, de délicieux chemins bordés d’aloès et de nopals, des bouquets de citronniers, de grenadiers et de figuiers sans nombre.
Et quelles pittoresques bourgades ! quels féeriques décors de murailles arabes, de tours gothiques, de châteaux crénelés, de couvents forteresses. Voici Cartama la Mauresque, assise au milieu des oliviers et des vignes sur le flanc d’une montagne rocheuse que couronne un manoir féodal ; Alora la charmante, émergeant des palmiers, des grenadiers et des orangers de ses jardins en terrasse ; Osuna, dans la plus fertile plaine de l’Andalousie, le vieux fief des commandeurs de Calatrava, et Marchena aux ducs d’Arcos, et la blanche Carmona qui dresse sur un mont ses tours romaines et son alcazar. On déroule à chaque tour de roue les pages de l’histoire toute palpitante des grands coups d’épée des légionnaires et des Goths, des Arabes et des chevaliers.
Et les vallées couvertes d’orangers, les plaines aux grands pâturages, les vignes célèbres du fief de Teba dont le vin égale celui de Xérès ; le lac salé de Fuente de Piedra, et les tranchées au travers des sierras, les viaducs, les ponts jetés à des hauteurs effroyables sur les abîmes de l’Abdelagis.
Comme on aimerait s’arrêter dans tous ces coins aperçus en courant et qu’on ne reverra jamais plus ; fouiller ces vieilles bourgades si pauvres en confort et si riches en glorieux souvenirs, déjeuner dans cette venta assise au bord de la rivière, partager le dîner des gitanos là-bas, près de ce vieux monastère abandonné, coucher dans ce hameau où les jolies filles viennent au passage saluer de la main les voyageurs.
C’était notre vie depuis deux mois et nous regrettions de ne plus pouvoir recommencer le long de cette délicieuse ligne à travers l’Andalousie, au risque de retrouver la venta sans pain, les gitanos voleurs, l’hôtelier inhospitalier, la servante revêche, et la fatigue et la poussière et la chaleur. Mais c’est justement tout cela qui fait l’agrément des voyages… quand on est de retour,
« Quel plaisir peut avoir une excursion où l’on est toujours sûr d’arriver, de trouver des chevaux prêts, un lit moelleux, un excellent souper et toutes les aisances dont on peut jouir chez soi ? Ce qui constitue le plaisir, c’est l’obstacle, la fatigue, le péril. »
C’est l’opinion de Gautier et je la partage. Il n’avait pourtant traversé l’Espagne qu’en mule ou en diligence, mais la diligence d’alors offrait de ces imprévus que ne donnent plus, à part l’écrabouillement, les parcours en chemins de fer.
Enfin, dans l’horizon empourpré, nous distinguons une grande tour rousse carrée, surmontée d’une lanterne à jour. C’est la Giralda. Nous voici bientôt à Séville.