Sac au dos à travers l'Espagne
XVI
FLAMENCOS ET PETENERAS
Il est cependant quelques coins qui ont conservé le vieux cachet espagnol. Ce sont les flamencos ou cafés chantants, bien supérieurs en couleur et en pittoresque à tous nos pastiches exotiques, mauresques ou byzantins, connus sous les noms d’Alcazars, Alhambras, Édens ou Eldorados ; certainement, ce n’est pas le luxe extravagant qu’il faut s’attendre à trouver dans les flamencos de Madrid et des villes andalouses. Nos entrepreneurs de guinguettes accepteraient difficilement pour leur public les salles basses, lépreuses et enfumées des cafés chantants les plus populaires de Madrid, de Malaga ou de Séville ; mais, comme me le disait avec quelque raison un consommateur, quand j’entre dans un flamenco, c’est pour admirer de jolies filles se tortillant sur leurs hanches au son de la guitare, entendre des peteneras, jouir de la vue de vieux types qui disparaissent, et non contempler les moulures du plafond.
Moulures, dorures, fresques et autres somptuosités décoratives ne gâtent rien au spectacle, mais elles obligent l’entrepreneur à augmenter le prix des places, souvent à diminuer les appointements des artistes, tandis qu’au flamenco, pour une consommation d’un réal (25 centimes), y compris la gratification au muchacho, vous avez le plaisir de boire frais et de passer la soirée gaiement. Nous sommes loin des prix de Paris.
Il est juste de dire que la société y est très mêlée, qu’il ne faut pas y aller chercher la fleur de l’aristocratie madrilène. Des parfums accentués de toutes provenances, surtout les alliacés et les oléanaires, qui percent même l’épaisse fumée du tabac, en chassent les jeunes messieurs délicats et comme il faut.
« Vous vous amusez donc là ? » me dit, avec une surprise teintée d’indignation, un gommeux bordelais, commensal de notre casa de Huespedes, que la curiosité et nos descriptions enthousiastes firent condescendre un soir à nous accompagner dans ce qu’il appelait ces bouges.
« Comment ! si nous nous amusons ! mais nous sommes dans le ravissement, et ne comptons sortir que quand on fermera les portes. »
Il prit un air excessivement dégoûté, nous souhaita le bonsoir et gagna rapidement la rue pour aller étudier les mœurs espagnoles au Grand Café de Paris.
Muletiers, toreros, soldats, ouvriers, bourgeois, matelots, commis et des essaims de très jolies filles se pressent à toutes les tables, fumant des cigarettes, rien que des cigarettes, qui ont toujours l’air de vouloir se dérouler. On parle haut, on s’interpelle, on frappe dans ses mains, suivant le vieil usage maure, de vingt côtés à la fois, pour héler un garçon qui semble avoir pris pour règle de conduite ce sage précepte des anciens : « Hâte-toi lentement. »
Au milieu des groupes, des tables, de la fumée et du brouhaha, circulent, en attendant la représentation, des enfants, principalement des petites filles, qui offrent des oranges, des journaux, des boîtes de fosforos, des cahiers de papier à cigarette dont l’enveloppe est ornée d’un dessin qui ferait rougir même un abonné de la Pall Mall Gazette : « Achetez, señor, nous en vendons beaucoup à messieurs les Anglais » ; de minuscules brochures à deux sous, Mariquita la tripona (la ventrue) ou Dolorès la helada (la gelée), récits d’aventures rabelaisiennes que M. Prud’homme déclarerait sans hésiter contraires à la décence et au bon goût.
Cependant, toutes les bonnes choses disparaissent peu à peu de la surface du globe ; les flamencos, hélas ! subissent la règle commune : comme les dieux, ils s’en vont.
La reine a ordonné, ces temps derniers, la fermeture d’un grand nombre ; non parce que de petites Madrilènes y sont envoyées par leur tendre mère pour y débiter aux étrangers des vignettes que réprouve la morale, — il faudrait alors fermer tous les cafés, — mais parce qu’on y dansait les boleros, les jaleos, les cachuchas et les jotas, c’est-à-dire qu’elle a supprimé à Madrid les danses espagnoles. Ces furieux poèmes d’amour chantés avec les yeux, les lèvres et le geste ont choqué sa royale pudeur ou plutôt celle des dames de sa camérilla. Autant que les Anglaises, les Autrichiennes, on le sait, sont à cheval sur les convenances. Elles chevauchent le même boiteux bidet. Chacun son dada : nous vous abandonnons volontiers les vôtres, belles dames, mais, par saint Jacques de Compostelle, laissez le pauvre monde en paix !
Qu’il s’amuse comme il l’entend, et ne venez pas couper court à ses joies, puisque vous ne coupez court à ses misères.
Si vous fouillez dans ses guinguettes et l’empêchez de s’ébattre à sa guise avec le maigre salaire gagné en suant à la peine, pourquoi n’irait-il pas fouiller à son tour dans les princières alcôves où l’on s’enrichit à suer sans douleur ?
Quand il veut danser, il paye ses guitares : il a bien le droit d’ordonner la mesure qui lui plaît. Il n’oblige personne à venir assister à ses divertissements. Petits messieurs et grandes dames n’ont qu’à passer outre, si l’orchestre heurte leur tympan et la chanson l’exquisité de leur goût. Mais c’est toujours la vieille histoire du curé qui prétend empêcher Guillot et Perrette de danser la gavotte devant le portail de son église, tandis qu’au fond de la sacristie il essaye le branle du loup avec sa nièce Séraphine et sa cuisinière Jeanneton.
Quoi qu’il en soit, et qu’il en puisse être, la plupart des Madrilènes ignorent sinon l’existence, du moins l’emplacement des trois ou quatre flamencos ayant survécu au naufrage général, car du jour où les danses furent interdites, les clients ont vidé la salle.
C’est dans les quartiers populaires, bien entendu, les fonds de faubourgs, qu’on découvre ces épaves mutilées. L’homme du peuple reste plus attaché que le bourgeois aux vieilles traditions locales, aux coutumes du pays ; moins blasé par le nouveau, il garde plus longtemps la poésie et la religion du souvenir.
Il nous fallut prendre quantité d’informations pour arriver à trouver un vrai flamenco, un genuine, comme eût dit un Anglais, car on nous avait d’abord conduit dans plusieurs, et naturellement les mieux fréquentés, où des Andalouses engrotesquées à la parisienne ou à l’anglaise tapotaient fiévreusement sur des pianos de Berlin, et nos divers cicerones avaient été fort surpris que ce ne fût pas ces belles choses étrangères que nous voulions voir.
Enfin, deux manolas, aux yeux de velours, nous guident à un flamenco vraiment national. Je dis manolas pour donner à mon récit un peu de tournure exotique, et si j’ajoute yeux de velours, c’est que ce fut vraiment tout ce que je trouvai en elles de couleur locale. Il n’y a plus de manolas, du reste : elles ont disparu comme la grisette de Béranger.
Théophile Gautier s’est vanté d’avoir vu la dernière ; elle avait vingt-quatre ans, la plus haute vieillesse où puissent arriver les manolas. Les miennes n’accusaient pas trente ans à elles deux, ce qui paraissait les rendre très fières, car elles nous le répétèrent plusieurs fois le long du trajet, et craignant notre défaut d’intelligence, chacune d’elles compta son âge sur ses doigts ; car, si elles étaient par la nature douées et profusément de l’art de parler, leur famille, plus avare, ayant jugé cela suffisant à de jolies filles pour faire leur chemin dans la vie, pensèrent inutile de leur enseigner l’art d’écrire.
Par le fait, l’une déclarait quinze ans et l’autre quatorze, mais d’après leur apparence et leur science pratique, elles devaient avoir beaucoup plus. Nous nous étonnions fort de cette insistance à se rajeunir, à un âge assez tendre pour qu’une fille ne fasse pas mystère du sien, mais nous eûmes bientôt la clef de l’énigme. A nos complets taillés et vendus dans Cheapside, elles nous prenaient pour des sujets de la reine Victoria, qui, comme l’on sait, raffolent des primeurs.
Ce fut sous ce double et juvénile pilotage qu’après force tours et détours dans des ruelles d’un quartier inconnu et malpropre, pavé de cailloux dangereux et pointus, nous arrivâmes sans encombre au port.
La scène ? Une estrade où l’on grimpe par quelques marches de bois, quelquefois une chaise, un banc, un escabeau. Pas de rideaux, pas de décors, pas même de rampe. La flamme qui jaillit des yeux des chanteuses est préférable à tous les lustres ; garnissant le fond sur une rangée de chaises, appuyées contre la muraille blanche, elles forment le plus attrayant des décors. Tête nue, la chevelure relevée très haut par un peigne gigantesque, le buste enveloppé dans les plis d’un châle, en robe claire, elles bavardent, rient, grignotent des pois chiches ou des olives, jouent de l’éventail, fument des cigarettes, trempent le bout de leurs lèvres dans des verres qu’on leur passe de la salle, interpellent à haute voix les clients. Jolies ? Toutes ne le sont pas, mais toutes provocantes, capiteuses comme ces vins de Val de Peñas qui grisent sans qu’on s’en doute, si l’on s’approche trop souvent de la coupe.
Deux ou trois hommes sans âge, à menton glabre, portant le costume andalou, veste noire très courte, pantalon serré aux reins par une ceinture noire ou rouge, souliers vernis, tachent de leur vulgarité cabotine l’étalage coloré des filles, et parmi eux l’improvisateur à mine fine, descendant dégénéré des chevaliers arabes, ancêtres de nos troubadours.
Au premier plan, le guitariste entonne doucement une ouverture ; près de lui est une chaise destinée à la chanteuse en scène.
Les cantaoras chantent assises, à Madrid du moins. J’ai pensé que c’est depuis l’interdiction des danses. La chanteuse debout, entraînée par son sujet, céderait irrésistiblement au désir d’essayer des jeux de hanches qui, pour être naturels, n’en offenseraient que mieux les susceptibilités farouches de la police espagnole.
Une très gracieuse fillette de quinze à seize ans ouvre le spectacle. Elle est blonde, du blond cher à Titien, avec un chignon énorme sur le sommet de la tête. Des cheveux frisottants ramenés soigneusement sur les tempes, et jusqu’au-dessous des oreilles, lui cachent les côtés de la face. Elle rejette son châle bleu clair à franges, étalant un corsage qui, en dépit de sa juvénilité, atteint de très attrayantes dimensions.
Posant sans façon la main sur la cuisse du joueur de guitare, elle promène un regard assuré sur l’assemblée, se recueille et lance tout à coup une longue note ou plutôt une plainte prolongée d’une grande douceur. Pendant une minute la guitare continue seule, puis la chanteuse reprend sa note et commence sa romance, mélodie sauvage, d’un charme infini.
Certes, les amateurs des Meyerbeer, des Wagner et autres meurtriers de la vraie musique, comme on les a justement appelés, priseraient médiocrement ces notes qui n’ont rien de commun avec l’orchestration savante, si fort à la mode de nos jours. Moi qui n’entends rien à toutes ces complications et qui, vrai barbare, préfère une sonnerie de trompette ou même un vieil air de violoneux à toute la cuistrerie artistique importée de l’Allemagne, je me suis senti ému aux larmes à ces accents naturels qui me rappelaient les naïves modulations des jeunes filles arabes dans les soirées étoilées des oasis, des douars des grands plateaux du Tell, ou encore celles des Mauresques, surprises au fond des vieux quartiers d’Alger ou de Constantine.
Aussi simples que la musique sont les paroles :
« Mon amant m’a quittée comme un lâche, mon cœur plus lâche encore l’appelait chaque nuit.
« Je me suis sauvée dans le désert pour y cacher mes larmes. Mes yeux ont tant pleuré qu’ils ont fait pousser l’herbe.
« Tandis que la terre s’humectait et que l’espérance croissait avec les tiges vertes — mon cœur se desséchait, et maintenant les cailloux du chemin ne sont pas plus durs. »
Voici deux couplets d’une autre malagneña empreints de douceur et de naïveté :
Le côté comique est que pendant la romance, chanteurs et chanteuses continuent à bavarder ; puis, soudain, comme rappelés au sentiment de la réalité et aux devoirs de la camaraderie, ils interrompent l’artiste, éclatent en bravos, battent des mains, saisis d’un enthousiasme indescriptible, et crient à tue-tête :
« Bien ! bien ! Vive la mère qui t’a mise au monde ! Heureux l’homme qui se dit ton père ! Bien ! bien ! Ole ! ole ! »
Bien entendu, chacun ou chacune reçoit à son tour une semblable ovation à laquelle le public ne participe pas toujours.
Vient une fille plus mûre, à l’œil superbe et sombre, aux gestes félins et énergiques. Le sang arabe coule certainement dans ses veines. Brune, maigre, nerveuse, c’est la vraie cavale de race, infatigable et ardente. Sa voix sonne comme un clairon de combat… des combats de Paphos.
Pendant qu’elle chante, les autres battent la mesure en frappant bruyamment leurs mains, et le guitariste que les paroles émoustillent, perdant sa gravité première, se dandine sur sa chaise en roulant des yeux pâmés.
L’improvisateur lui succède. On l’appelle Surito ; il est, paraît-il, en grande faveur dans Madrid, car on l’applaudit à outrance dès qu’il remplace la cantaora.
Corps en avant, un coude sur les genoux, il tapote avec sa canne le plancher, sans doute pour mettre ses idées en branle. La salle entière est attentive ; les demoiselles de l’estrade cessent de bavarder. Enfin, il lâche ses improvisations. C’est une succession de quatrains ; la raison y manque quelquefois, mais la rime est, dit-on, correcte.
Critiques des derniers actes politiques, épigrammes, apostrophes aux clients, satires contre les généraux, les députés, les évêques, les ministres, les toreros malheureux, tout se succède avec assez de rapidité. Nombre de ces improvisations ont été sans nul doute préparées à l’avance, mais la plupart sont forcément impromptues, le poète travaillant sur commande et répondant par quatrains aux interpellations variées des auditeurs.
Pour revenir aux chansons, un grand nombre, indépendamment de leur rythme oriental, ont gardé une étrange physionomie biblique. A côté de l’emphase espagnole, l’exagération arabe et l’incroyable excentricité des images. C’est ainsi que, dans l’une des plus populaires, un amant décrit les charmes de sa bien-aimée :
« Ton front est une place de guerre où l’amour victorieux a hissé son étendard. — Tes yeux sont semblables à la lumière de l’aube, dont l’éclat s’adoucit aux rayons de la lune. — Ton nez fin ressemble à la lame d’une épée qui perce tous les cœurs. »
Un nez bien extraordinaire qui descend en droite ligne de celui de la Sulamite, comparé par Salomon à la tour du mont Liban.
« Tu as un menton avec une fossette ; si l’on devait m’enterrer là, je voudrais être mort… »
Image un peu risquée. Représentez-vous cette jeune fille portant son amant enterré dans son menton. Comme singularité et mauvais goût, voici un verset qui ne le cède en rien :
« Ta gorge est si belle et si claire, que ce que tu bois se voit au travers. »
Et ce qui se mange aussi, sans doute. Je préfère le suivant, bien qu’il soit un peu cruel :
« Tes bouts de seins ressemblent si bien à des cerises que j’ai envie de les croquer quand j’y mords… »
Je me hâte de franchir les vers du milieu, beaucoup sont trop légers pour qu’on s’y appuie, et saute au dernier :
« Tes pieds, ô jeune fille, foulent si fièrement la terre que partout où tu passes, les roses fleurissent… »
Peut-être Maurepas s’inspira-t-il de ce passage lorsqu’il adressa à Mme de Pompadour son fameux quatrain :