Sac au dos à travers l'Espagne
XXIII
LES BONNES LAMES DE TOLÈDE
Venir à Tolède pour voir Steel ou Sheffield, marqué sur le couteau dont vous vous servez à table, produit le même désenchantement que lire sur les pyramides une réclame vantant les bienfaits du cirage américain ou de la moutarde anglaise.
C’est ce qui nous arriva dans le comedor de Santa-Cristina.
« Il n’y a donc plus de coutelleries à Tolède ? demandai-je, indigné, au patron de l’auberge.
— Si, señor, et de belles, aussi bien garnies qu’à Madrid. Et la preuve, c’est que ce sont les Anglais et les Allemands qui les approvisionnent.
— Les Allemands ! »
Je venais justement d’acheter un superbe couteau. Je le tirai de ma poche, et, après avoir vérifié la marque de Tolède gravée au milieu d’un grand luxe d’arabesques, je l’exhibai fièrement à mon hôte.
« Ça, dit-il, après l’avoir examiné, c’est un Berlin tout pur. Vous l’avez acheté chez le señor Pedro, la grande boutique du coin. Il ne se fournit qu’en Allemagne.
— Vous plaisantez. Et cette marque de fabrique ?
— C’est pour filouter les étrangers. Les Anglais mettent leur marque sur leur coutellerie ; celle-là, les Espagnols l’achètent ; les Allemands, au contraire, mettent la nôtre, et on la vend aux visiteurs. »
Encore une désillusion. Qu’on vienne nous parler des bonnes lames de Tolède : elles sont confectionnées de l’autre côté du Rhin !
Le posadero disait vrai. Là, comme partout, comme à Paris, comme à Londres, comme à New-York, l’Allemagne envahit, gagne du terrain, se faufile dans les industries privées dont elle finit par s’emparer entièrement. Les Allemands ont donc obtenu, de la plupart des armuriers, à l’aide de fortes remises, le droit de forger une coutellerie de pacotille qu’ils leur expédient frappée de la marque de la maison espagnole.
La manufacture de l’État garde heureusement le monopole des armes blanches pour l’armée, mais je n’oserais jurer qu’il ne s’y introduit pas des cargaisons des manufactures prussiennes.
Elle fabrique en même temps une certaine quantité d’armes de luxe pour les très rares amateurs. Ces armes portant l’estampille officielle, ce qui est au moins une garantie, ne sont pas au-dessous de leur antique réputation. On ploie des sabres et des épées devant vous aussi aisément que branches de saule.
On y fait aussi de menus objets de bijouterie d’acier, broches, épingles affectant la forme de poignards et de yatagans très habilement ornés d’arabesques d’argent et d’or. Les ouvriers cherchent leurs modèles dans les magnifiques reproductions de l’Alhambra de Grenade, réduites avec beaucoup d’art et d’exactitude par un artiste grenadin, Diego Fernandez Castro, et qui fournissent des variétés infinies de merveilleux dessins.
La manufacture se trouve à un kilomètre environ des derniers remparts de la ville, au bord du Tage, à l’extrémité d’une riche plaine couverte de jardins et d’abricotiers, l’une des ressources de Tolède. On y arrive par un joli chemin carrossable, le Paseo de la Vegabaja.
C’est un bel et vaste édifice, construit par Charles III, qui fit de louables efforts pour relever cette vieille industrie moribonde. Rien qu’à cause de cela, on peut lui pardonner d’avoir vécu vingt-neuf années sans femme et sans maîtresse.
Quand on traverse ces grands ateliers presque déserts, on se demande ce que sont devenus ceux d’où, au premier appel, s’élancèrent vingt mille armuriers pour suivre Jean de Padilla, le chef des communeros, au secours de Ségovie !
Mais alors Tolède comptait deux cent mille habitants, réduits aujourd’hui à dix-huit mille.
Aussi les bourgades des environs, jadis si riches, si populeuses, ne sont plus que de misérables hameaux.
Les ruines mêmes des palais ont disparu. Plus trace de celui des rois visigoths, et c’est par hasard qu’un paysan découvrit, il y a une trentaine d’années, en heurtant le soc de sa charrue à une pierre de taille enfouie, un caveau du palais où se trouvaient encore suspendues neuf couronnes royales.
A propos de Visigoths, comme nous suivions les bords du Tage, passant devant les forts éventrés des Sarrasins, nous aperçûmes une vieille tour et quelques débris d’arcades.
« C’est la tour de Roderic, » nous dit une jolie lavandière à jupon jaune.
La tour de Roderic ! Quel réceptacle de souvenirs !
Nous voici en face du seul témoin d’un de ces épisodes romanesques comme il en fourmille dans les dessous de l’histoire officielle et grave et qui changent et bouleversent mieux encore que les coups d’État et les Parlements la destinée des peuples.
Un après-midi, un gracieux essaim de jeunes patriciennes, folâtrant sur les rives du Tage, s’assit pour chercher la fraîcheur sous l’ombre projetée de la tour solitaire.
La place était déserte. Les grands arbres des jardins royaux bordaient le fleuve et empêchaient d’être vu des sentinelles des remparts. Qui fit la proposition d’un bain ? Qu’importe ! Elle fut acceptée avec joie, et voilà les jouvencelles s’ébattant dans les eaux ; elles se livrent aux plus folâtres jeux, et quand elles furent lasses du bain, dans le simple appareil des Naïades, on paria sur les plus gros mollets. La belle Florinde l’emporte. Des mollets on passe aux cuisses. Encore Florinde. Sur cette voie, il n’était guère possible de s’arrêter, bien qu’on allât remontant. Une feuille de glaïeul, unité de circonférence suffisante pour toutes, se trouva au point extrême trop courte pour Florinde ; il fallut chercher parmi les robes éparses une cordelette de lin.
A ce concours, plus divin que celui dont fut juge le sot et placide Pâris, la belle Florinde fut donc déclarée victorieuse, et chose surprenante, elle l’emporta aussi pour la finesse de la taille. Cette victoire lui valut mieux que la pomme de la fable. Elle lui gagna le cœur du jeune et beau Roderic, roi des Visigoths. Caché derrière une meurtrière traîtresse, il assistait, témoin invisible et muet, mais non aveugle, aux émouvantes péripéties de la lutte callipyge. Si, comme vous le pensez, il n’en perdit pas un détail, il en perdit la tête et enleva la belle Florinde qui, sans doute, ne se fit pas trop prier.
Amour, tu perdis Troie et aussi Tolède ! Florinde était la fille du comte Julien, gouverneur de l’Andalousie et de Ceuta. Pour venger le déshonneur de sa maison, il ne trouva rien de mieux que de livrer Ceuta aux Maures et de les appeler en Espagne. Le brave et amoureux Roderic courut à leur rencontre, fut vaincu, et tomba noblement à la bataille de Xérès. Et voilà à quoi tiennent les destinées des peuples !
Et voilà aussi pourquoi les femmes de Tolède, filles et matrones, dont pas une n’eût hésité à faire ce que fit la belle Florinde, ont flétri l’endroit où se baigna avec ses compagnes l’aimable fille, cause inconsciente des malheurs de sa patrie, du nom odieux qu’il porte encore : El baño de la cava (le bain de la p…).
Mais nous autres, étrangers, d’une vertu moins farouche, nous ne pouvons que féliciter la divine Florinde. Sans elle, nous n’aurions pu admirer ni la mosquée de Cordoue, ni l’Alhambra de Grenade, ni les jardins du Généralife, ni l’Alcazar de Tolède, ni la Puerta del Sol, ni les autres merveilles mauresques. Tout ce qu’il y a de beau, de vraiment artistique, d’utile et d’agréable, vient des vainqueurs des Visigoths, depuis les palais jusqu’aux poteries ; depuis les canaux d’irrigation[12] jusqu’à la guitare et au fandango. Ils ont été les éducateurs de l’Europe. Astronomie, mécanique, médecine, histoire naturelle, philosophie, nous leur devons tout, et l’Espagne plus que tous.
[12] Les magnifiques jardins qui entourent Valence, ceux de Cordoue, de l’Alhambra de Grenade et du Généralife sont dus aux Arabes. Depuis eux, nulle amélioration n’a été apportée.
Le sombre et néfaste Philippe III, qui, à la sollicitation du Saint-Office, promulgua le funeste édit qui chassait définitivement les Maures, porta un coup fatal à l’industrie et au génie espagnols. Et à travers les siècles écoulés, c’est encore le reflet de leur grande et majestueuse image qui couvre l’Espagne de ses plus brillantes couleurs.
En rentrant en ville par la porte Cambron, construite par le roi Wamba et réédifiée par les Arabes, nous nous trouvâmes en face de San Juan de los Reyes, dont les fenêtres sont ornées de guirlandes de chaînes énormes, qu’on dit être celles des captifs chrétiens délivrés à Malaga et à Alméria par Ferdinand et Isabelle. Pour porter de pareilles chaînes, ces captifs devaient être de terribles géants. Cette église, dont l’architecte Juan Guas occupa cent vingt-deux maîtres tailleurs de pierre, est bien l’un des monuments religieux les plus curieux qu’on puisse voir. Je parle de l’intérieur, car la façade, construite cinquante ans après la mort d’Isabelle la Catholique, n’est en quelque sorte qu’une muraille laide et sans style. Malheureusement, les splendeurs architecturales de la nef, la frise, le transept, les statues, les tableaux des vieux maîtres, furent mutilés pendant l’invasion et les guerres civiles, et le sacristain nous montra de vieilles et précieuses toiles sur lesquelles une soldatesque ivre avait tiré à mitraille, vandalisme qu’il ne manqua pas d’attribuer aux Franceses.