Sac au dos à travers l'Espagne
XIII
LA VIEILLE CASTILLE
« Nous ne pouvons passer dans cette partie des Castilles sans aller visiter les ruines de Numance, » m’a dit mon compagnon de route. J’aurais désiré voir Burgos, mais notre temps était limité. Il fallait opter entre la cathédrale, merveille du treizième siècle, et ces ruines, sous lesquelles s’ensevelirent, il y a deux mille ans, les héroïques Numantins, et que mes vieux souvenirs de collège me représentaient semblables à celles de Pœstum.
« Tout le monde court à Burgos, personne ne songe à Numance », cette raison m’avait décidé.
Nous voici donc traversant les monts ibériques, droit devant nous, marchant sur le sud. Au sommet de la Sierra de Cebollera, bien qu’au milieu d’août, il souffle un vent qui rappelle les froides brises du Nord. En haut de la montée, nous retrouvons la route. Une pierre milliaire indique qu’on entre dans la province de Soria, qui est certainement le pays le plus sauvage et le plus désert de l’Espagne.
Ceux qui ont des affaires pressées ou qui attendent impatiemment des nouvelles de leur maîtresse, ne doivent point passer par ici. Ni courrier, ni coche, ni poste, dans ces hameaux misérables, entourés de décombres et saturés de mauvaise odeur.
Les belles routes neuves ne servent guère. Cependant, comme c’était jour dominical, nous fîmes la rencontre de deux mules montées l’une par un fier Castillan, et l’autre par deux jolies filles endimanchées, pas farouches, qui nous crièrent gaiement bonjour.
Je les note, car ce furent les dernières jolies jouvencelles rencontrées dans les campagnes des Castilles, je dirai plus, nous ne rencontrâmes même pas une niña vraiment digne de ce nom. Où étaient-elles ? Ne poussait-il dans ces terres argileuses que de vilains garçons ? On me donna à entendre qu’aussitôt nubiles et en âge de jouer des castagnettes, elles partaient pour la ville, ce que, vu la désolation du sol natal, je trouvai tout naturel. Pas un bocage pour faire l’amour, dans ces solitudes, pas un coin discret pour cacher des échanges de baisers, pas un arbre pour prêter son ombre.
Plaines sans fin, sables, herbes maigres, monticules pierreux, champs de chardons aux tiges bleues et, çà et là, surgissant de loin en loin, pittoresques et désolés, des villages roussis, délabrés, silencieux, comme des gueux somnolents qui sèchent leurs guenilles et leurs plaies au soleil, ou une vieille forteresse en ruine, peut-être un monastère abandonné, car rien ne ressemble ici à une forteresse comme un cloître, tel est l’aspect général des Castilles.
A la vue de ces roches, de ces terrains caillouteux, de ces torrents aux bords effrités et au lit sec, en sentant les âpres morsures du vent, qui souffle durant toute l’année, on s’explique la dépopulation de ces immenses régions, qui coupent obliquement l’Espagne, des portes de Burgos et de Salamanque à celles de Murcie, et, remontant vers l’ouest, s’étendent, par les pâturages de la Manche et de l’Estramadure, jusqu’au Portugal.
L’Espagnol est pour une grande part dans cette œuvre de dénudement. Le paysan est partout ignorant et fatalement stupide. Bien qu’avide au gain, il ne comprend pas ses propres intérêts, ou du moins ne les comprend que par le côté le plus étroit. Au siècle dernier, le Conseil des Castilles obligeait chaque habitant des campagnes à planter cinq arbres au moins. Je ne sais ce qu’il est advenu de cette sage ordonnance, ni des arbres plantés ; ils ont été coupés, sans doute, car il n’en reste pas de traces.
Les paysans les ont en grande haine, leur reprochant de servir d’asile aux petits oiseaux ; et le petit oiseau est, comme l’on sait, l’ennemi du paysan, qui l’accuse de dévorer sa moisson, sans se rendre compte que pour un grain volé, le moindre roitelet, en détruisant les insectes, en sauve dix mille. Pas d’arbre, partant pas d’eau, et pas d’eau, pas de récolte. Il faut des siècles de luttes pour que le sens commun l’emporte sur la routine et l’imbécillité.
Aussi marche-t-on des jours entiers sans rien voir que des chardons. « L’alouette doit emporter son grain lorsqu’elle traverse les Castilles, » dit le proverbe.
C’est ce que nous n’avions pas fait, et fûmes-nous fort en peine lorsque nous arrivâmes assoiffés et affamés au village de la Poveda, de l’autre côté du versant. Il y avait cependant une venta, mais on nous refusa des vivres. « Les Turcs ont tout mangé, » nous dit-on. Les Turcs, c’étaient des Bohémiens passés deux heures auparavant.
Venant de Barcelone, trimbalant leurs chaudrons de cuivre, et traînant leur smala dans sept ou huit voitures, ils avaient fait main basse sur toutes les provisions, qu’on s’était hâté de leur céder, à condition qu’ils iraient camper loin du village, tant ils inspiraient confiance ! Un vieux mendiant de haute mine, drapé dans une couverture trouée, aussi fièrement qu’un caïd dans son burnous écarlate, témoin de notre embarras, s’offrit de nous conduire dans une maison où il pensait que nous trouverions peut-être à manger. Le peut-être n’était pas rassurant. Enfin, nous arrivons dans le coin le plus infect du village, où une mare nauséabonde forme un petit lac pestilentiel devant une chaumière lépreuse ; sur le bord de la mare, cottes troussées jusqu’aux aisselles, deux petites villageoises d’une douzaine d’années se soulagent bruyamment : « Nécessité n’a point de loi. » C’est ce qu’elles semblent se dire à notre vue en continuant gravement leur besogne.
Une femme laide, couverte d’une demi-douzaine de jupes à l’instar de la matrone du col de Piqueras, flanquée de sales marmots et entourée de chats faméliques, est assise près d’un brasero.
Elle nous refuse d’abord ; c’est toujours le premier mouvement. Une pièce blanche et la recommandation chaleureuse de notre cicérone la décident au second, qui est de tirer une moitié de miche d’une crédence et un broc d’une outre de vin. Mais nuls autres apprêts de festin. Elle se rassoit satisfaite, persuadée de notre béatitude. Comment vivent ces gens ? De rien. Et le plus singulier est qu’ils s’en contentent.
« L’Espagne n’a que six péchés capitaux, écrivait Dumas, tous, excepté la gourmandise. »
« Olives, salades et radis sont mets de chevalier, » dit encore un ancien proverbe castillan. Sur les instances du vieux mendiant, qui jure que nous sommes des caballeros, habitués à meilleure chère, si l’on ne nous offre pas l’entrée ci-dessus, la femme se décide à nous confectionner une soupe à l’huile rance accompagnée d’une omelette aux œufs pourris. Comme il ne restait plus assez d’huile au fond de sa jarre, elle alla décrocher une lampe appendue près de la cheminée, et, après avoir proprement retiré la mèche, en versa avec une belle tranquillité le contenu dans la casserole.
Bien que par nature et par éducation je sois dépourvu de préjugés culinaires et que j’aie lu quelque part que les Chinois, peuple savant et raffiné, ne se délectent des œufs que lorsque ceux-ci ont atteint un âge fort avancé, je laisse mon compagnon, doué d’un appétit plus sérieux que le mien, dévorer ma part et la sienne, me contentant de tremper mon pain dans le vin, d’ailleurs très passable de notre hôtesse ; puis, après avoir récompensé le mendiant avec une demi-peseta qu’il reçut ainsi qu’un seigneur accepte l’hommage d’un vassal, nous nous arrachons aux douceurs de cet Eldorado pour atteindre, vers la fin du jour, Almarza, centre un peu plus civilisé et patrie de don Juan Ramirez, nom célèbre dans les pages sanglantes de l’Inquisition.
Nous y trouvons une posada, un ragoût à l’huile et le coche, attelé de trois mules, qui doit, le lendemain, nous conduire aux ruines de Numance.