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Sac au dos à travers l'Espagne

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XI
LE COL DE PIQUERAS

Il n’est pas de vrai voyage en Espagne sans histoire de brigands ; j’y comptais, et si je n’avais pas eu mon histoire de brigands, je considérerais mon excursion manquée. Dans un pays où l’on arrête encore non seulement les coches — ce qui est l’enfance de l’art — mais les trains de chemin de fer, deux touristes pérégrinant, sac au dos, doivent s’attendre à quelque aventure cartouchienne ; aussi en étions-nous à peine à notre quinzième journée de marche, après avoir couché à Villanueva de Cameros et traversé l’Iregua, que nous fûmes pris dans une venta isolée de ce malaise qui saisit, dit-on, les plus braves lorsqu’on sent des dangers inconnus rôder comme des loups dans les affres de la nuit.

En pleine Sierra de Cebollera, près du point culminant qui sépare les provinces de Soria et de Logroño, nous arriva cette mémorable aventure. L’endroit est propice aux choses tragiques, désert et suffisamment sauvage. Il y vente sans cesse et il y souffle même dans les matinées d’été un froid de loup. Aussi les loups semblent y avoir établi leur quartier général.

Des forêts de hêtres qui couvrent les hauteurs leur offrent dans l’été un refuge assuré, et les troupeaux qui paissent dans les pâturages des flancs des monts et des creux des vallons, une assez suffisante pitance. J’ai ouï dire que la bourgade de Lumbreras, au milieu de la Sierra de Cameros, à quelques kilomètres de celle de Cebollera, possédait autrefois quatre-vingt mille moutons, réduits aujourd’hui à trois mille. Les bonnes gens de la montagne prétendent que la différence est passée dans le ventre des loups. Je suppose qu’on exagère et que l’épizootie et l’incurie castillane ont été plus funestes aux moutons que le terrible appétit des carnassiers.

Quoi qu’il en soit, bien avant la venue d’octobre, la neige couvre déjà les sierras, et pendant plusieurs mois, le pays entier est bloqué. Gens et bêtes hivernent dans les fermes avec les provisions d’une place assiégée. Alors les loups affamés descendent. Par bandes de dix à vingt ils entourent les habitations isolées, hurlant jusqu’au jour aux portes des étables le lamentable cri de la famine. Ces pauvres bêtes ont, comme tout le monde, un estomac à satisfaire, et, comme les anarchistes, réclament le droit au gigot. Moutons, vaches, chevaux, chiens, enfants, tout ce qui tombe sous leur dent y passe, et au matin ils regagnent lentement la forêt. On en détruit bien un grand nombre, mais ça repousse. Puis, à quoi bon ? leur peau ne vaut pas le coup de fusil, et autant que l’Arabe, l’Espagnol est ménager de sa poudre. On les laisse donc pulluler, comptant que la misère et la faim les tueront comme elles tuent les races trop prolifiques, et que, comme les races trop prolifiques aussi, les loups, à l’encontre du proverbe, finiront par se manger entre eux.

La venta de Piqueras forme le point central de ces territoires misérables. C’est un long bâtiment délabré, très bas, sans fenêtre au rez-de-chaussée, avec un seul étage. Deux portes cochères y donnent accès, mais l’une est celle d’une chapelle dont le clocheton se dresse à l’extrémité du toit. C’est là que nous heurtâmes, après avoir vainement frappé à la première. Elle était ouverte et nous nous trouvâmes dans un sanctuaire du genre de celui du palacio d’Urvaza, aspect réjouissant pour de pieux pèlerins, mais lamentable pour des profanes affamés.

Nous appelons : « Hé ! le maître ? Hé ! le curé ? Hé ! le sacristain ? » rien. Nous retournons à la porte première que nous secouons à grands coups de pied.

A quelque distance, un homme et deux petites filles battaient le blé à la manière arabe, c’est-à-dire à l’aide d’un cheval, qui en tournant écrase les gerbes. Ils nous voyaient bien heurter, mais continuaient leur besogne sans mot dire.

Nous les hélons.

« Il n’y a personne, nous crie l’homme.

— Où est le maître de la venta ?

— Il ne rentrera qu’à la nuit. »

Nous nous approchons du batteur, qui nous engage comme avait fait le châtelain d’Urvaza à continuer vivement notre route pour atteindre la Poveda, village sur le versant opposé, c’est-à-dire à quatre ou cinq lieues. Mais nous commençons à nous habituer à l’hospitalité espagnole ; aussi, déposant nos sacs, nous nous allongeons sur la paille hachée, résolus à attendre le propriétaire de la venta, dût-il ne rentrer qu’à minuit ; ce que voyant, l’homme dit quelques mots à l’aînée des petites filles, gamine fort sérieuse, de dix à onze ans, occupée à balayer le terrain et à mettre en tas le blé battu.

Elle ramasse une grosse clef, cachée sous la veste paternelle, appelle sa sœur et nous crie : « Venez, hommes. »

Nous la suivons à la venta, nous traversons une grande étable vide et entrons dans une cuisine qui d’abord nous parut aussi noire qu’un four ; et, en effet, elle ne reçoit le jour que par le trou de la cheminée, percé juste au milieu de la pièce, comme dans les huttes des Peaux-Rouges. On peut, ainsi qu’à un feu de bivouac, entourer le foyer et la marmite. Le feu, la cadette le prépare et l’allume, et la marmite, l’aînée en entreprend le nettoyage avec un bouchon de paille ; puis elle sort et rentre bientôt avec une énorme cruche pleine d’eau qu’elle porte sur une de ses hanches.

Étendus sur des bancs, nous goûtions le doux farniente après la fatigue, et mon regard allait de la flamme joyeuse aux recoins obscurs de l’antre enfumé où la lumière dansante envoyait ses reflets, éclairant tout à coup, pour les rejeter dans l’ombre, des rangées de pots et de vieilles assiettes dressées sur un buffet rustique ; des casseroles de cuivre, une image de la Vierge, des guirlandes d’oignons et d’ail, un portrait en pied de torero dont l’enluminure primitive disparaissait sous une couche de suie, un morceau de lard jauni accroché à la voûte, un vase à huile, deux ou trois lampes de cuivre de forme antique, un chapelet de dents de loups et un vieux fusil. Et les petites filles allaient et venaient, passant comme des ombres de gnômes, nous regardant de leurs grands yeux noirs et sérieux, vaquant silencieusement aux soins du ménage autour du feu pétillant.

Une odeur d’étable mal tenue mêlée à celle de l’huile rance et de la fumée de bois vert emplissait et alourdissait l’atmosphère, et la nuit était tout à fait venue.

Je ne sais depuis combien de temps je dormais, lorsque je fus réveillé par un grand bruit confus. Près du foyer une horrible femme accroupie frottait une casserole ; maigre et dévastée avec des cheveux grisâtres qui s’échappaient, en mèches de crin, d’un foulard sale enroulé sur sa tête, elle me produisit du premier coup l’impression de ces aïeules de brigands qu’artistes et romanciers représentent préparant au fond des cavernes le souper de la bande. Son visage était plus criblé de trous qu’une cible et l’un de ses yeux manquait à l’appel ; mais celui qui restait, le bon, semblait si farouche qu’on l’eût, ma foi, crevé sans remords. Bien qu’on fût au cœur de l’été, une demi-douzaine de gros jupons au moins s’accrochaient à ses hanches sèches, ce qui lui faisait une énorme croupe, contraste étrange avec la maigreur et la platitude du reste de la charpente.

Elle grommelait je ne sais quoi entre ses dents jaunes qui paraissaient vouloir s’échapper continuellement de cette mauvaise bouche, apostrophant de temps à autre l’aînée des petites filles qui n’obéissait pas assez vite aux exigences d’un affreux marmot qui, le cul par terre, trépignait de rage, raclait la poussière de ses sales doigts et la lançait dans la direction de sa sœur en réclamant impérieusement du lait. Un chat famélique au poil hérissé guignait la tasse de son œil jaune et scélérat, tandis que deux solides mâtins de haute taille faisaient une entrée brusque et triomphante qu’un tison ardent lancé par la vieille changea en fuite honteuse et précipitée. Et une grande clameur emplissait la maison, jurons de bergers, bêlements de moutons et de chèvres que dominaient les grognements aigus de cochons.

Le troupeau rentrait.

Entraient en même temps un jeune garçon de quatorze à quinze ans, à l’œil sournois, visiblement le fils ou le petit-fils de la sorcière, qui s’assit dans un coin, après un brusque bonsoir ; puis, un gaillard de mauvaise mine, chaussé d’espadrilles de peau, avec un fusil en bandoulière, et enfin le batteur de blé. Ils s’installèrent sur le banc faisant face au nôtre, avec des visages dépourvus d’affabilité, celui du batteur de blé spécialement, sur lequel nos revolvers et nos cartouchières accrochés au mur, derrière nous, paraissaient produire une fâcheuse impression.

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